Aujourd'hui, j'ai le droit de sortir, je suis libre comme l'air, je ne suis pas
strictement confiné à la maison (il faut bien avouer que le refuge, le foyer, le
nid, depuis que j'y suis consigné (consigné, enfermé dedans), aussi « home
sweet home » soit il, me sort un peu par les trous de nez), je suis un peu
comme la mouche prisonnière dans une bouteille qui bourdonne et se cogne
sans cesse à la paroi transparente, sans trouver d'issue. Je me fais l'effet
d'un prisonnier en liberté conditionnelle, avec son bracelet électronique de
surveillance contrôlant son périmètre de marche, ou d'un chien un peu
braque avec son collier de dressage qui va l'avertir d'une secousse du
franchissement des limites autorisées, ou même parfois, mais seulement
parfois, probablement quand mon alcoolémie n'a pas atteint un niveau
suffisant, d'une balle de jokari caoutchouteuse (comme mon moral), et qui
revient sans cesse au départ, éternellement ramenée par son élastique.
Cette sensation bizarre et démoralisante d'être en plein air, mais
enfermé quand même, je ne devrais pas l'éprouver. De quoi me plains-je
indûment tout compte fait ? Je peux sortir, dans un rayon de dix kilomètres,
masqué et porteur de mon attestation de domicile, ça me laisse une bonne
latitude, je ne suis pas gêné aux entournures, pas de document à signer,
d'engagement sur l'honneur, un air de liberté donc, mais seulement un air.
Mais dix kilomètres sans bistrot, sans terrasses, sans voir quelqu'un (je
connais bien des gens dans le périmètre autorisé, mais je ne me vois pas
aller sonner chez eux, de quoi j'aurais l'air, et puis ils auraient probablement
peur de la contamination, et moi j'aurais peur de la même façon, ce qui tu me
l'accorderas ne va pas dans le sens d'une discussion à bâtons rompus à
propos de tout et de rien). Je me promène donc dans ma bulle, je marche
sans plaisir, mécaniquement, pour l'hygiène, comme on prend un
médicament. Il y a bien le prétexte de nécessités alimentaires pour effectuer
quelques achats, mais c'est sans enthousiasme, sans appétit réel.
Le temps se met au beau, un peu à la fois, on n'est pas à l'abri de
gelées qui ne seraient même pas franchement tardives, le printemps se
trahit, les premières fleurs, les premiers bourgeons. J'ai rêvé naguère
d'aventures lointaines dans des pays exotiques, de tour du monde à la voile,
les voyages que j'entrevois désormais sont moins ambitieux mais plus
confortables (une question d'articulations je suppose, je préfère désormais le
transat à la planche de surf, et la pétanque au beach-volley), mais j'en suis
encore privé pour l'instant et peut-être pour un moment. Restreint par toutes
sortes de contingences, je me fais l'effet d'être une chèvre dans un pré avec
toute l'herbe à disposition, mais dans la limite de la longueur de la chaîne qui
l'attache, pourtant l'herbe est verte ailleurs aussi (la comparaison, tu peux
aussi te la représenter avec un chien devant sa niche, mais c'est plus facile
et plus vraisemblable avec un herbivore, parce qu'un chien qui broute de
l'herbe c'est rare, ou alors on dit que c'est pour se purger, ce qui n'est pas
avéré, mais tout ça nous éloigne un peu du sujet).
Ce mardi, grande et joyeuse nouvelle, Brigitte sera éligible samedi
prochain à la vaccination. Elle était sur des charbons ardents
jusqu'aujourd’hui, pas à prendre avec des pincettes comme on dit, elle faisait
partie à son corps défendant de la tranche de population
malencontreusement évincée par le programme de priorisation, elle
commençait à la trouver saumâtre, cette stigmatisation. J'avais beau lui
expliquer les circonstances malheureuses de cette stratégie devenue
incompréhensible si on n'en analyse pas l'historique, sa paranoïa allait
croissant au fil des jours, et j'étais devenu sa meilleure cible (et la plus facile,
si tu réfléchis bien, la plus disponible aussi. La mauvaise humeur que tu
n'arrives pas à exprimer de façon satisfaisante devant ta télévision envers un
intervenant qui évidemment ne t'entend pas, forcément tu as tendance à la
diriger, à la canaliser vers ce que tu as sous la main de plus disponible, ton
conjoint. C'est ainsi que me sont reprochées, en vrac, les erreurs de la
stratégie vaccinale gouvernementale, les anomalies de répartitions des
vaccins, les maladroites négociations européennes à ce sujet, même le
marché des pangolins de Wuhan source invoquée de tous nos maux, j'ai fini
par m'en sentir un peu responsable, même si je pense que parfois il peut lui
arriver d'être de mauvaise foi). C'est te dire que je me sens parfois mieux
dehors que dedans...
C'est le Président qui l'a dit, qu'elle serait éligible samedi (as-tu
remarqué que quand c'est pour de bonnes nouvelles, on dit Le Président ?
Quand c'est pour annoncer des choses qui fâchent, on dit l'Exécutif, ça
dépersonnalise, mais ça exonère un peu aussi, c'est une abstraction, une
vue de l'esprit, un concept, tu peux dire du mal de l'Exécutif, tu te retiens un
peu quand tu t'attaques à la personne, pour Le Président tu es plus réservé,
c'est normal, c'est pour ça que c'est fait). La course au créneau disponible ne
fera que commencer vraiment, elle avait déjà subrepticement posé des
jalons, son médecin traitant pressenti mais débordé et démuni, son
pharmacien déjà saturé de demandes, des fois qu'ils auraient eu des doses
en trop, des désistements impromptus, histoire de ne pas gâcher un flacon
entamé, elle était prête au cas où..., quelques centres de vaccination qui
répondaient poliment (mais stérilement) au téléphone (ceux qui répondent),
et internet qui lui proposait des dates pour Pâques l'année prochaine, cette
course au trésor, c'est aussi fort et haletant que Koh-Lanta et les armes
secrètes, à part qu'elle a passé l'âge et qu'elle n'est pas obligée de ramper
dans la boue, et qu'elle peut rester à la maison (et dans son cercle de dix
kilomètres, enfermée dehors comme moi !). Et ce n'est pas le tout, quand tu
as un créneau disponible, tu n'as pas forcément le vaccin, ce n'est pas
automatique, c'est comme pour le poisson, à la criée, ça dépend de ce qui a
été pêché, et si la pêche a été bonne, c'est une course à étapes, il faut bien
qu'il y ait un peu de suspense. Là, si on ne te rappelle pas, c'est peut-être
qu'on t'a oublié, c'est bon signe, car si on te rappelle, c'est pour te dire qu'on
n'a pas les doses. Et si tu as le bonheur de recevoir une dose, rien n'est
encore gagné, il te faut un rendez-vous pour l'injection de rappel, avec une
dose du même vaccin, ce qui n'est pas encore tout à fait garanti à l'heure
actuelle. Tout ça pour te dire qu'elle est sur les nerfs (ce qui ne serait rien au
bout du compte, ou pas grand chose en définitive, si elle n'en profitait pas
honteusement pour taper outrageusement sur les miens (de nerfs). Tu peux
arriver à comprendre mon état d'esprit : pas le droit de m'éloigner de plus de
dix kilomètres de la maison comme l'édicte impérieusement l'Exécutif, et en
même temps éviter d'y rentrer pour éviter les effets délétères sur notre vie de
couple des excessives angoisses vaccinales de la femme de ma vie (enfin,
de ma vie de maintenant). Et c'est pour ça que je me sens enfermé dehors,
attendant des jours meilleurs.
A part ça, je vais bien (et mieux, comme dit l'autre, ce serait
difficilement supportable [l'autre, c'est quelqu'un à qui tu piques une phrase
ou une idée intéressante, que tu ne veux pas ou que tu ne peux pas citer,
pour des raisons qui ne regardent que toi, comme ça tu as l'impression que
tu es honnête, que tu ne plagies pas sans citer tes sources]), j'attends sans
impatience(quoique) des jours meilleurs qui vont revenir j'en suis sûr, mais
j'aimerais mieux que ça soit plus tôt que plus tard, ça commence à me gaver
ce truc et je n'ai plus beaucoup de temps à perdre si je veux profiter de la vie.
Les voyages alléchants prévus et programmés depuis longtemps maintenant,
déjà reportés l'an dernier sont reportés à nouveau, l'un après l'autre, toujours
sous réserve de disponibilité d'avions et d'hôtels, il n'y a que les impôts qui
ont gardé leurs échéances, dans un sens, c'en est presque rassurant dans
ces moments d'incertitude, leur immuabilité procure à moindre coût (à
moindre coût, c'est une expression, ça dépend combien ils te coûtent les
impôts) un sentiment inégalé de sécurité, de stabilité dans ce monde devenu
fou.
Et je m'applique, à respecter bien évidemment les gestes barrières, et à
mettre en œuvre l'alexandrin gouvernemental malgré qu'il culmine très haut
dans le ridicule « Dedans avec les miens, dehors en citoyen ». Mais c'est
difficile dans mon cas : On n'est que deux à la maison,« Dedans avec la
mienne... », j'ai peine à trouver une rime percutante, et puis « la mienne » ça
fait fort macho et pas dans l'air du temps du tout, c'est un coup à te retrouver
épinglé par les réseaux sociaux...
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