05 avril 2021

La chronique de Charles : Enfermé dehors.

Jeune (très jeune), il m'est arrivé d'être enfermé dehors : La maison familiale était le nid, le refuge, toujours ouvert, toujours accueillant. Ça peut paraître paradoxal, la situation était banale, mais c'est comme ça que je l'ai vécue, ressentie. Banale je vous dis, mais elle m'a marqué fortement, au point de ressurgir de ma mémoire dans les circonstances un peu spéciales que nous vivons aujourd'hui. Rentrant de l'école (à l'époque il n'était pas de mise de traîner les rues, de baguenauder, on n'était pas conduit et ramené de l'école en voiture, on y allait et on en revenait à pied, par le plus court chemin), je fus un jour surpris de trouver porte close, empêché de rentrer chez moi. Surpris, vaguement inquiet devant cette défaillance parentale tout à fait inhabituelle, inimaginable même. Il devait bien y avoir une explication, les moyens de communications n'était pas ceux d'aujourd'hui. L'environnement paraît hostile tout à coup, il n'avait pas changé en réalité, c'est le regard différent que je lui portais. Ça n'a pas duré très longtemps, j'étais assez mince alors, et assez souple pour passer entre les barreaux de la petite fenêtre des cabinets restée entr'ouverte, la difficulté étant d'y passer tête première et donc de se recevoir tête en bas, les bras n'intervenant qu'en second intention. C'était un peu scabreux quand même, mais j'avais retrouvé la sécurité du foyer. Le retour des parents ne s'est pas fait attendre, et le motif certainement justifié de leur brève et inattendue défection m'est, à l'heure qu'il est, complètement sorti de la tête. Mais mon état d'esprit actuel retrouve des sensations oubliées (ne va pas penser que je retombe en enfance, je n'en suis jamais vraiment sorti !).
Aujourd'hui, j'ai le droit de sortir, je suis libre comme l'air, je ne suis pas strictement confiné à la maison (il faut bien avouer que le refuge, le foyer, le nid, depuis que j'y suis consigné (consigné, enfermé dedans), aussi « home sweet home » soit il, me sort un peu par les trous de nez), je suis un peu comme la mouche prisonnière dans une bouteille qui bourdonne et se cogne sans cesse à la paroi transparente, sans trouver d'issue. Je me fais l'effet d'un prisonnier en liberté conditionnelle, avec son bracelet électronique de surveillance contrôlant son périmètre de marche, ou d'un chien un peu braque avec son collier de dressage qui va l'avertir d'une secousse du franchissement des limites autorisées, ou même parfois, mais seulement parfois, probablement quand mon alcoolémie n'a pas atteint un niveau suffisant, d'une balle de jokari caoutchouteuse (comme mon moral), et qui revient sans cesse au départ, éternellement ramenée par son élastique. 
Cette sensation bizarre et démoralisante d'être en plein air, mais enfermé quand même, je ne devrais pas l'éprouver. De quoi me plains-je indûment tout compte fait ? Je peux sortir, dans un rayon de dix kilomètres, masqué et porteur de mon attestation de domicile, ça me laisse une bonne latitude, je ne suis pas gêné aux entournures, pas de document à signer, d'engagement sur l'honneur, un air de liberté donc, mais seulement un air. Mais dix kilomètres sans bistrot, sans terrasses, sans voir quelqu'un (je connais bien des gens dans le périmètre autorisé, mais je ne me vois pas aller sonner chez eux, de quoi j'aurais l'air, et puis ils auraient probablement peur de la contamination, et moi j'aurais peur de la même façon, ce qui tu me l'accorderas ne va pas dans le sens d'une discussion à bâtons rompus à propos de tout et de rien). Je me promène donc dans ma bulle, je marche sans plaisir, mécaniquement, pour l'hygiène, comme on prend un médicament. Il y a bien le prétexte de nécessités alimentaires pour effectuer quelques achats, mais c'est sans enthousiasme, sans appétit réel. 
Le temps se met au beau, un peu à la fois, on n'est pas à l'abri de gelées qui ne seraient même pas franchement tardives, le printemps se trahit, les premières fleurs, les premiers bourgeons. J'ai rêvé naguère d'aventures lointaines dans des pays exotiques, de tour du monde à la voile, les voyages que j'entrevois désormais sont moins ambitieux mais plus confortables (une question d'articulations je suppose, je préfère désormais le transat à la planche de surf, et la pétanque au beach-volley), mais j'en suis encore privé pour l'instant et peut-être pour un moment. Restreint par toutes sortes de contingences, je me fais l'effet d'être une chèvre dans un pré avec toute l'herbe à disposition, mais dans la limite de la longueur de la chaîne qui l'attache, pourtant l'herbe est verte ailleurs aussi (la comparaison, tu peux aussi te la représenter avec un chien devant sa niche, mais c'est plus facile et plus vraisemblable avec un herbivore, parce qu'un chien qui broute de l'herbe c'est rare, ou alors on dit que c'est pour se purger, ce qui n'est pas avéré, mais tout ça nous éloigne un peu du sujet). 
Ce mardi, grande et joyeuse nouvelle, Brigitte sera éligible samedi prochain à la vaccination. Elle était sur des charbons ardents jusqu'aujourd’hui, pas à prendre avec des pincettes comme on dit, elle faisait partie à son corps défendant de la tranche de population malencontreusement évincée par le programme de priorisation, elle commençait à la trouver saumâtre, cette stigmatisation. J'avais beau lui expliquer les circonstances malheureuses de cette stratégie devenue incompréhensible si on n'en analyse pas l'historique, sa paranoïa allait croissant au fil des jours, et j'étais devenu sa meilleure cible (et la plus facile, si tu réfléchis bien, la plus disponible aussi. La mauvaise humeur que tu n'arrives pas à exprimer de façon satisfaisante devant ta télévision envers un intervenant qui évidemment ne t'entend pas, forcément tu as tendance à la diriger, à la canaliser vers ce que tu as sous la main de plus disponible, ton conjoint. C'est ainsi que me sont reprochées, en vrac, les erreurs de la stratégie vaccinale gouvernementale, les anomalies de répartitions des vaccins, les maladroites négociations européennes à ce sujet, même le marché des pangolins de Wuhan source invoquée de tous nos maux, j'ai fini par m'en sentir un peu responsable, même si je pense que parfois il peut lui arriver d'être de mauvaise foi). C'est te dire que je me sens parfois mieux dehors que dedans... 
C'est le Président qui l'a dit, qu'elle serait éligible samedi (as-tu remarqué que quand c'est pour de bonnes nouvelles, on dit Le Président ? Quand c'est pour annoncer des choses qui fâchent, on dit l'Exécutif, ça dépersonnalise, mais ça exonère un peu aussi, c'est une abstraction, une vue de l'esprit, un concept, tu peux dire du mal de l'Exécutif, tu te retiens un peu quand tu t'attaques à la personne, pour Le Président tu es plus réservé, c'est normal, c'est pour ça que c'est fait). La course au créneau disponible ne fera que commencer vraiment, elle avait déjà subrepticement posé des jalons, son médecin traitant pressenti mais débordé et démuni, son pharmacien déjà saturé de demandes, des fois qu'ils auraient eu des doses en trop, des désistements impromptus, histoire de ne pas gâcher un flacon entamé, elle était prête au cas où..., quelques centres de vaccination qui répondaient poliment (mais stérilement) au téléphone (ceux qui répondent), et internet qui lui proposait des dates pour Pâques l'année prochaine, cette course au trésor, c'est aussi fort et haletant que Koh-Lanta et les armes secrètes, à part qu'elle a passé l'âge et qu'elle n'est pas obligée de ramper dans la boue, et qu'elle peut rester à la maison (et dans son cercle de dix kilomètres, enfermée dehors comme moi !). Et ce n'est pas le tout, quand tu as un créneau disponible, tu n'as pas forcément le vaccin, ce n'est pas automatique, c'est comme pour le poisson, à la criée, ça dépend de ce qui a été pêché, et si la pêche a été bonne, c'est une course à étapes, il faut bien qu'il y ait un peu de suspense. Là, si on ne te rappelle pas, c'est peut-être qu'on t'a oublié, c'est bon signe, car si on te rappelle, c'est pour te dire qu'on n'a pas les doses. Et si tu as le bonheur de recevoir une dose, rien n'est encore gagné, il te faut un rendez-vous pour l'injection de rappel, avec une dose du même vaccin, ce qui n'est pas encore tout à fait garanti à l'heure actuelle. Tout ça pour te dire qu'elle est sur les nerfs (ce qui ne serait rien au bout du compte, ou pas grand chose en définitive, si elle n'en profitait pas honteusement pour taper outrageusement sur les miens (de nerfs). Tu peux arriver à comprendre mon état d'esprit : pas le droit de m'éloigner de plus de dix kilomètres de la maison comme l'édicte impérieusement l'Exécutif, et en même temps éviter d'y rentrer pour éviter les effets délétères sur notre vie de couple des excessives angoisses vaccinales de la femme de ma vie (enfin, de ma vie de maintenant). Et c'est pour ça que je me sens enfermé dehors, attendant des jours meilleurs. 
A part ça, je vais bien (et mieux, comme dit l'autre, ce serait difficilement supportable [l'autre, c'est quelqu'un à qui tu piques une phrase ou une idée intéressante, que tu ne veux pas ou que tu ne peux pas citer, pour des raisons qui ne regardent que toi, comme ça tu as l'impression que tu es honnête, que tu ne plagies pas sans citer tes sources]), j'attends sans impatience(quoique) des jours meilleurs qui vont revenir j'en suis sûr, mais j'aimerais mieux que ça soit plus tôt que plus tard, ça commence à me gaver ce truc et je n'ai plus beaucoup de temps à perdre si je veux profiter de la vie. Les voyages alléchants prévus et programmés depuis longtemps maintenant, déjà reportés l'an dernier sont reportés à nouveau, l'un après l'autre, toujours sous réserve de disponibilité d'avions et d'hôtels, il n'y a que les impôts qui ont gardé leurs échéances, dans un sens, c'en est presque rassurant dans ces moments d'incertitude, leur immuabilité procure à moindre coût (à moindre coût, c'est une expression, ça dépend combien ils te coûtent les impôts) un sentiment inégalé de sécurité, de stabilité dans ce monde devenu fou.
Et je m'applique, à respecter bien évidemment les gestes barrières, et à mettre en œuvre l'alexandrin gouvernemental malgré qu'il culmine très haut dans le ridicule « Dedans avec les miens, dehors en citoyen ». Mais c'est difficile dans mon cas : On n'est que deux à la maison,« Dedans avec la mienne... », j'ai peine à trouver une rime percutante, et puis « la mienne » ça fait fort macho et pas dans l'air du temps du tout, c'est un coup à te retrouver épinglé par les réseaux sociaux...

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