16 novembre 2020

Chronique de Charles : Pédalage dans la semoule.

« Ne regarde pas ta roue, regarde loin devant ! » disait mon père. C'est comme ça que j'ai appris à « faire du vélo ». J'avais moins de dix ans, il m'avait fallu un vélo, c'était quasiment obligatoire, le collège était un peu trop loin pour pouvoir y aller à pied, en demi-pensionnaire ça m'économisait un aller et retour, ça pouvait le faire. Il y avait peu ou pas de transports scolaires organisés à l'époque, en tout cas pas dans mon coin. Je me souviens encore de ces conseils paternels judicieux, mais largement insuffisants (pour la vie en général, de regarder loin devant, c'était un conseil efficace, adapté, pertinent, j'en ai toujours tenu compte, et bien m'en a pris, merci papa, mais pour la bicyclette en particulier c'était un peu léger, on avait moins de souci à l'époque pour la pédagogie, mais on n'apprenait pas plus mal pour autant, je sais toujours, et n'y ai d'ailleurs pas grand mérite, faire du vélo). Bien plus tard, j'ai appris à mon tour à mes filles à « faire du vélo » bien plus jeunes que je ne l'étais à l'époque, en leur tenant la selle sur des trajectoires chancelantes, après avoir démonté, dès le départ les petites roulettes dites stabilisatrices qui simplifient la vie des parents, mais qui sont une aberration sur le plan de l'apprentissage de l'équilibre. Elles ont appris très vite (mes filles, pas les roulettes !), beaucoup plus vite que moi (je suis sûr, mais sans certitude absolue toutefois, que cette précocité leur vient du côté de leur mère). De nos jours, on trouve des dispositifs fort astucieux, fort ergonomiques qui tiennent la selle sans que l'on ait besoin de se baisser, c'est beaucoup plus confortable pour la colonne vertébrale. On trouve aussi maintenant des draisiennes qui favorisent grandement et raccourcissent cet acquisition de l'équilibre sur deux roues avec leur guidon, reportant à une phase ultérieure la maîtrise du pédalier. Je pratique désormais moins qu'à l'époque, par paresse surtout, par prudence peut-être devant les dangers multiples qui menacent les bicyclettes et ceux qui les chevauchent dans la circulation routière. Je reste néanmoins pantois d'étonnement devant les exploits des coureurs cyclistes, professionnels ou non, il y a là incontestablement de la performance de haut niveau, même si elle peut apparaître parfois (pas souvent) gangrenée par le soupçon du dopage. 
Je bée d'admiration devant ces champions de la pédale, ou plutôt, pour éviter toute ambiguïté, ces champions du pédalage. Il y a eu, et il y a toujours des grands de la petite reine, légendaires, il suffirait de consulter les annales du Tour de France, entre autres, si l'on en doutait, et même si la dernière édition s'est jouée en catimini, virus oblige. On peut leur tresser des lauriers, ils le méritent, mais il ne faudrait pas oublier une autre catégorie d'athlètes de haut niveau qui ne déméritent pas, et qu'on oublie injustement d'inscrire au tableau d'honneur. 
Le panégyrique serait en effet incomplet s'il ne faisait état de notre vaillante équipe gouvernementale de rois du pédalage dans la semoule, toutes catégories confondues. Cette discipline encore non olympique (mais dont on ne désespère pas qu'elle le devienne, car elle remplit beaucoup des critères souhaités pour obtenir l'agrément) a acquis récemment ses lettres de noblesse, eu égard à la qualité des prestations fournies dernièrement : 
Déjà, le confinement à nouveau instauré, qui indubitablement en est un sans en être vraiment un, qu'à force d'être soft, light, adouci pour être plus supportable et acceptable, il ne ressemble plus du tout à son frère aîné, qu'il y a tellement de monde dehors que bientôt tu sens que vas devoir demander une dérogation si tu veux rester à la maison, n'apparaît pas plus contraignant que ça (on ne va pas s'en plaindre, ce n'est pas là qu'est le problème), mais ne force pas à une nette diminution des interactions sociales, et par conséquent n'entraînera pas ipso facto de régression du niveau des contaminations virales, ce qui est pourtant l'objectif principal. S'y surajoute plus ou moins, mais seulement dès qu'ils s'en seront mis d'accord (et à ce qu'on en sait, ce n'est pas encore franchement le cas) la contrainte d'un couvre-feu (je n'ai pas cherché où en sont les textes, est-il supprimé ? Est-il conservé et/ou remis en vigueur ? Les informations à ce sujet restent imprécises, voire contradictoires, même en provenance des plus hautes sphères, ces hautes sphères qui ne semblent pas tourner très rond, elles se sont un peu ovalisées, il faudrait un rééquilibrage). Je ne le cite que pour mémoire, ce couvre-feu, je m'en fous un peu, sauf urgence médicale malvenue et imprévue, je ne prévoyais déjà pas beaucoup de sorties dans le créneau horaire interdit. L'équipe dirigeante (nos pédaleurs dans la semoule en l'occurrence) s'est aperçue avec surprise, comme s'il ne fallait pas s'en douter un peu, que des commerces de nécessité (nécessité encore mal définie) restaient ouverts jusque tard dans la nuit, en tout cas plus que de nécessité, ce qui va évidemment à l'encontre du but recherché : on peut, à l'heure où j'écris, aller acheter ou se faire livrer 2 sous de moutarde à 3 heures du matin, c'est une vieille expression, je n'arrive pas à en trouver de moins désuète, ni à trouver une conversion convenable en euros (cent sous valaient un franc, attention, du temps des anciens francs, d'avant 1960, fais toi-même le compte !). Ils n'avaient pas prévu que leurs textes seraient interprétés au pied de la lettre, ils ont compté à tort apparemment sur notre bon sens et notre civisme, c'était un pari qu'il ne fallait pas oser. En conséquence, ils en sont réduits à repréciser leurs intentions, et aussi à définir plus précisément le champ d'application de leurs injonctions, dans l'attente impatiente du « frémissement » des courbes. 
Pour les étudiants, c'est pratiquement acté, ce sera un enseignement sur écran, ils perdent un peu en folklore, ça peut tout de même le faire, mais s'il faut, comme on dit, mettre la main à la pâte, pour des gestes techniques par exemple, c'est déjà plus ardu. Pour les lycéens, même technique, mais branchée sur l'alternatif, tu ne vois ton prof en vrai qu'un jour sur deux, tu restes masqué, mais tu es habitué, maintenant que tu le fais depuis tes six ans, et si le confinement dure un peu, tu apprendras à porter le masque dès la maternité. C'est juste un peu ennuyeux pour les photos de classe. Pas certain que tout ça diminue significativement les interactions sociales. Tu auras beau faire de la ségrégation en récré et à la cantine, à la sortie des écoles il y a et il y aura aura toujours des attroupements néfastes. 
Le télé-travail est hautement souhaitable, il est à privilégier (dixit le Président). C'est bien beau de le dire, mais il n'y a aucune véritable obligation à le faire, le chef d'entreprise est encore un peu maître chez lui, même si tu peux lui évoquer éventuellement la menace voilée de l'inspection du travail, le droit du travail et tutti quanti. Ça ne fait pas non plus l'unanimité chez les intéressés eux-mêmes qui préfèrent parfois l'ambiance paisible et studieuse d'un bureau à l'encombrement bruyant d'un appartement exigu. De ce fait, ce n'est qu'un vœu pieux, un peu comme la limite de six convives à la maison qu'on peut juste te prier gentiment de respecter. La Ministre en charge faisait encore les gros yeux récemment pour montrer qu'elle était fâchée du peu de cas qu'on faisait de l'invitation présidentielle, qu'elle transformait hardiment en injonction. 
La dessus intervient la querelle petits détaillants versus grandes surfaces, la grogne qu'on avait subodorée précédemment (apparemment la fragrance n'en était pas suffisamment intense lors du premier confinement) s'est enflée démesurément, au point d'inciter des maires, gens pour la plupart fort raisonnables, à fronder, et à autoriser des ouvertures de commerces immédiatement déclarées illicites, ça renforce l'impression de pagaille, d'amateurisme. Il y a incontestablement des gens qui ont du flair dans cette équipe, probablement qu'ils pédalent, certes dans la semoule, mais aussi le nez dans le guidon, ce qui certainement les empêche de sentir le vent. Les libraires et les marchands de jouets se plaignent des disparités de traitement, les sex-shops en fermeture administrative, estimant la concurrence déloyale, protestent de la même façon que les commerces de fruits et légumes puissent, inégalitairement à leurs yeux, rester ouverts, évoquant une concurrence déloyale, les parfumeurs s'y mettent à leur tour. Et nous voilà embarqués à leur suite dans cette discussion oiseuse à propos des produits de première nécessité, dont on n'est pas près de sortir (enlisés dans la semoule !). Moi, le fard à paupières du rayon hygiène et beauté, je ne le sens pas comme très utile, personnellement, je n'en ai pas franchement l'usage, mais je comprends qu'il soit nécessaire à toute femme soucieuse de plaire, d'autant plus qu'avec le masque le regard prend plus d'importance, par contre j'aime bien l'idée qu'il reste accessible (le rayon), parce qu'il propose aussi du fil dentaire, j'aime bien le veau, mais ça laisse des fibres dans les dents, et c'est agaçant tant que tu ne les a pas enlevées, tu le ressens, ce fil dentaire, comme une nécessité première. 
Le click n'collect est aussi une option permise tout à fait louable (le double objectif sanitaire et économique est atteint), astucieuse même pour ceux qui savent s'adapter, qui permet l'activité économique en restreignant les contacts sociaux. Que demander de mieux ? Pas toujours simple. Je vois d'ici le marchand de glaces sur son site internet, tu commandes, il te la prépare, si tu traînes un peu à venir la chercher (à cause du couvre-feu ?), elle a fondu, et il se retrouve chocolat (et pourtant tu avais demandé fraise) Tu me rétorqueras, je te vois venir, que ce n'est pas la saison des glaces, je te réponds « Patience, on en sera toujours-là l'été prochain ! ». Je pense que ton glacier peut installer le Wi-fi dans son camion, c'est un bon investissement, il va le rentabiliser sur le long terme. 
La même question lancinante que lors de l'épisode précédent se pose à nouveau. « Quousque tandem ? » [c'est du latin, pour faire croire que j'ai de la culture : c'est de Cicéron qui se demandait combien de temps l'autre allait se foutre de sa gueule et continuer à taper dans la caisse]. Jusqu'à quand ? Il n'y a pas de réponse précise à cette question, je le sais pertinemment, ils le savent tous aussi, pourquoi donc ne se mettent-ils pas d'accord pour le dire d'une même voix, à l'unisson ? On entend tout, à une époque où l'on ne veut plus rien entendre, pourquoi n'accordent-ils pas leurs violons, à un moment où on voudrait s'appuyer sur un peu de certitude ? J'ai entendu parler, surtout par les médias (je n'ai pas beaucoup de contacts en ce moment), de couacs, de cacophonie, on voit bien que nos décideurs font des choses, vraisemblablement à bon escient, on a malheureusement l'impression (peut- être fausse, ce sont les journalistes qui sont impitoyables) d'une agitation brouillonne, un peu désordonnée, un peu stérile peut-être. La période ne leur est pas favorable, c'est le moins qu'on puisse dire, entre virus et terrorisme, ils ont de quoi se payer quelques nuits blanches. Mais j'ai confiance, à force de remuer comme ils le font en ce moment, ils acquièrent incontestablement de l'expérience et du savoir faire, ils ne pédaleront peut-être pas autant dans la semoule lors de la prochaine vague. 

NB :A l'origine, l'expression viendrait des premiers Tours de France où la voiture balai était « sponsorisée » par une marque de choucroute. Les coureurs qui abandonnaient étaient récupérés par cette voiture « ils pédalaient dans la choucroute ». L'expression a dérivé vers le yaourt, pour aboutir à la semoule (du couscous), passant donc des pays baltes au pourtour méditerranéen. Je ne pense pas qu'il faille y voir une sournoise et rampante influence islamiste radicalisante...

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