C'était il y a longtemps (en 1796). Aujourd'hui, on voudrait faire la
même chose, on se retrouverait directement en prison. Avec
l'expérimentation, on ne rigole pas, avec l'expérimentation humaine encore
moins. De nos jour, pour élaborer un vaccin, c'est tout une aventure à la fois
scientifique et réglementaire. Je ne vais pas t'embêter avec la démarche
purement administrative, à elle seule c'est tout un programme, quant au
protocole scientifique, tu te doutes bien que je ne vais pas y passer des
heures, ça me passe largement au dessus, ça devient vite une affaire
d'hyper-spécialistes branchés. Aussi, quand au tout début de la pandémie, on
a commencé à entendre dire qu'on ne s'en sortirait qu'avec un vaccin, j'ai
compris qu'il allait falloir prendre son mal en patience, bref, que cette
pandémie était aussi une endémie (l'un n'empêche pas l'autre, ce n'est
jamais qu'une question de vocabulaire). Un vaccin sérieux, à mettre sur le
marché, ça te prend généralement dix ans, au bas mot. Là, il y a
apparemment urgence (mais, tout bien considéré, pour n'importe quelle
maladie, il y a toujours urgence, il faut relativiser « il n'y a pas d'urgences, il
n'y a que des gens pressés » dit-on), on se remue un peu plus vite que
d'habitude, les délais administratifs sont raccourcis, les obstacles divers
s'aplanissent, on trouve plus facilement des subsides, on hypothèque l'avenir
dans les grandes largeurs, pour les chercheurs, c'est un peu comme
l'Eldorado (pour les investisseurs aussi).
Tout de même, on ne peut pas aller plus vite que la musique. Tu peux le
retourner dans tous les sens, le problème, tu ne peux pas faire tourner les
aiguilles de l'horloge plus vite : on a besoin de temps. Si tu veux connaître,
en particulier, les effets à long terme de ton produit, il va falloir attendre un
peu, aussi impatient que tu sois. Sinon, tu peux aussi bien raconter des
histoires, mais ça ne fait pas sérieux (et encore, ça dépend à quel niveau de
sérieux on se limite, dans le genre, il y a des spécimens intéressants, on en
connaît).
Il y a d'abord eu un vaccin russe, efficace paraît-il, inoculé sans
problème, un vaccin de père de famille, Poutine nous l'a affirmé sans nuance,
on ne le lui a pas acheté, c'est bizarre, on n'entend plus parler de rien. Il y a
aussi un vaccin chinois, on n'entend parler de rien non plus, les chinois
seraient encore plus discrets que les russes que ça ne m'étonnerait pas, ils
ne sont des grands communicants que quand ça les arrange. Là-bas, on
vaccine à tour de bras, paraît-il, le vaccin serait efficace, leur problème serait
réglé, ils ne l'ont pas proposé à la vente, en tout cas pas officiellement, c'est
bizarre, ils savent vendre habituellement, la bosse du commerce ils l'ont, la
route de la soie n'est pas encore parfaitement balisée pour le vaccin il faut
croire. Peut-être qu'ils préfèrent la jouer modeste, après tout, le virus, il vient
de chez eux, ils sont un peu confus, ils ne sont pas prêts à se l'entendre
reprocher (perdre la face, c'est la déchéance ultime pour un chinois, enfin,
c'est ce qu'on colporte, je ne connais pas beaucoup de chinois, en dehors
des restaurants, ceux avec des images coquines au fond du petit verre
d'alcool de riz à la fin du repas, en même temps que la note, mais ceux-là, ils
sont acclimatés et donc moins représentatifs, et puis on ne peut pas vraiment
généraliser).
Et puis, miracle, on a un vaccin, efficace, mieux que celui-là, on ne sait
pas faire, et tout, et tout. Bref la panacée à portée de main, la fin prochaine
des couvre-feux et autres confinements, la fin des masques, tu parles d'une
aubaine. Européen par surcroît, avant Trump, ce qui ne gâte rien, le vieux
continent fait mieux que les américains, c'est dire si on est contents. Enfin,
européen, il faut le dire vite, allemand d'abord, et si on entre dans les détails,
plutôt germano-turc et même franchement turc (c'est Erdogan qui va être
content !).
Il y a encore loin de la coupe aux lèvres, mais on tient le bon bout. Ce
n'est pas encore fait, loin de là, mais c'est faisable, c'est ça la vraie bonne
nouvelle. D'abord, l'autorisation de mise sur le marché, mais pas pour tout de
suite, les premiers essais sont encourageants, mais pas plus, tout reste à
faire. Efficace à 90 % nous a-t-on dit, mais efficace pour combien de temps.
Si tu n'es protégé que trois mois, tu n'es pas très avancé. Attendre, attendre
encore. Il y a à l'heure actuelle de belles opérations financières en cours,
avec ou sans initiés, même Trump n'était pas au courant, soit disant, il y a
des préemptions en marche, des options d'achat (ça s'appelle aller chercher
les œufs au cul des poules), la Bourse s'affole un peu, la première pierre de
l'usine de fabrication n'est pas posée que des millions de doses sont déjà
vendues,les verriers s'inquiètent, jamais ils ne sauront faire autant de flacons,
on se dispute à quel pays les aura en premier, de toute façon, il va en falloir
le double puisqu'il faut semble-t-il deux injections. C'est Byzance pour le labo.
Et puis, il va aussi falloir prévoir des congélateurs un peu sérieux, puisque
vaccin doit être, aux dernières informations, conservé à – 80 ° Celsius, ce
n'est pas le frigo de mon pharmacien qui va suffire. Ça refroidit
l'enthousiasme, hein ?
Le truc n'est pas encore fabriqué que les prix en sont déjà fixés, ça sera
cher pour les riches, bon marché pour les pauvres, ça part d'un bon
sentiment, c'est tellement beau dans le principe d'une répartition équitable
que j'en pleurerais, si je n'étais pas un peu méfiant, la magnanimité à ce
niveau-là me laisse perplexe, je dois être un peu cynique. En même temps,
ils n'ont pas le choix, si tu ne le files pas aux pauvres qui n'ont pas les
moyens de se le payer, ils vont te recontaminer en boucle, ça va faire comme
on dit en infectiologie, réservoir de virus.
Est-ce que ça va régler tous nos problèmes ? Pas si sûr, les étapes
sont encore longues avant la mise à disposition grand public. On est en train
de discuter de qui sera prioritaire, et dans quel ordre. Les vieux et fragiles
d'abord ? A moins qu'on ne les offre pour pas cher à des pays pauvres pour
observer avec méfiance qu'il n'y a pas d'effet secondaire ? Franchement, ça
fait penser à la distribution de potion magique dans le village d'Astérix le
gaulois.
Et puis il y a les autres vaccins, pas trop loin derrière, la compétition
n'est pas terminée, est-ce qu'on va en acheter un peu aussi, ou est-ce qu'on
va attendre que ça baisse, est-ce qu'on va continuer à acheter chat en poche
(mais après tout, tu achètes bien ta maison ou ton appartement sur plan),
est-ce qu'il y aura une date de péremption ? Autant d'incertitudes pour un
avenir que les premières infos optimistes rendaient radieux, mais qui avec le
recul paraît un peu plus lointain, loin sur l'horizon. On peut toujours penser à
faire des stocks, quand on l'aura, mais pas tout de suite, et les ranger avec
les stocks H1N1 qui n'ont pas servi, mais si on les gère aussi bien que les
masques, autant les incinérer d'emblée, c'est ce qui sera le moins onéreux en
fin de compte. Tant qu'à faire, il faut aussi prier le ciel qu'il ne mute pas (le
virus), sinon on se retrouvera avec un stock sans grande valeur marchande.
Et comme rien n'est simple en ce bas monde, il va encore falloir gérer
l'opposition importante à la vaccination, cette vaccination-là en particulier, et
toutes les autres en général. Il y a en effet une bonne partie (la moitié ?) de la
population française hostile et réfractaire au geste vaccinal. Je ne suis pas
sûr que la pandémie y change quelque chose. Pour peu qu'on décèle, à tort
ou à raison, un effet secondaire du vaccin lors des phases d'essai (et l'infox
n'a jamais si bien marché qu'en ce moment !), ça ne va pas se bousculer
dans les files d'attente, et le produit risque de leur rester sur les bras (on
n'aura qu'à le ranger, comme déjà dit, avec celui de la grippe H1N1. On a
l'habitude désormais).
Et dire qu'il y a déjà des gens pour se poser la question de savoir s'il
faut le rendre obligatoire, alors qu'il n'existe pas encore ! Déjà pour les
vaccinations obligatoires il y a des carences (des trous dans la raquette, pour
ne pas éviter une expression à la mode), on ne voit pas pourquoi cette
vaccination bénéficierait d'un passe-droit et serait mieux acceptée que les
autres. Moi je pense honnêtement que si tu veux vacciner quelqu'un qui ne
veut pas, il faut, en toute bonne logique, être sportif et courir au moins aussi
vite que lui.
Je ne vois qu'une solution, qui pourrait même être lucrative, l'interdire
formellement à la vente, et le vendre en douce, sous le manteau, si c'est
clandestin et interdit, il y en a qui vont se faire un plaisir de se targuer d'être
vacciné, et ils n'en demanderont pas le remboursement à la sécurité sociale
ni à leur mutuelle, ça sera tout bénéfice. Il paraîtrait même que c'est
sensiblement le procédé qu'aurait utilisé Parmentier pour promouvoir la
pomme de terre en France (sous toutes réserves, je n'ai pas vérifié
l'authenticité de l'anecdote, les virus ça m'amuse encore un peu, les patates
moins).
Fleurette : En réalité, elle répondait, en version originale, au nom de Blossom, pas parce
qu'elle parlait anglais, les vaches ne parlent pas, mais plutôt parce que son propriétaire
était anglais. Fleurette, c'était la vache malade qui a contaminé la trayeuse (la trayeuse,
ce n'était pas une machine, c'était la dame qui trayait Fleurette, dont on a prélevé le pus
des pustules qu'on a inoculé au gamin, le fils du jardinier de Jenner, qui a servi de cobaye,
mais non, pas de cochon d'Inde, sois un peu attentif !)
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