09 novembre 2020

Chronique de Charles : Leçon de vocabulaire

 Je m'en souviens à peine, il y a si longtemps ! Je n'ai même plus idée du véritable contenu de ces leçons, tout ce que j'en ai retenu, c'est qu'elles ont existé, j'en revois encore l'annonce à la craie blanche au tableau noir (il n'est devenu vert qu'un peu plus tard), en belle ronde parfaitement calligraphiée, avec des pleins et des déliés (et ce n'est pas facile à la craie, essaie et tu m'en diras des nouvelles, avec la plume et l'encre ça va mieux, sauf quand un copain malicieux a jeté une boulette de papier buvard dans ton encrier de porcelaine, et que si tu n'y prends garde, tu risques de faire des taches malvenues et irrattrapables). Le stylo à bille n'avait pas encore le droit de séjour à l'école, il n'y a été autorisé qu'un peu plus tard. Et depuis cet agrément, le Bic Cristal a fait florès. Et, en conséquence annoncée et prévisible, depuis, les gamins ont, à partir du cours préparatoire et pour la vie, une écriture de médecin. 

Je ne vais pas te la jouer nostalgie, avec des trémolos dans la voix, le côté vieux kroumir « c'était mieux avant », non, non, je ne souviens vraiment plus de ce que j'ai pu apprendre dans ce cours. Je lisais déjà beaucoup, tout ce qui me tombait sous la main (c'était avant le livre de poche, qui m'a rendu la lecture plus accessible), avec le dictionnaire à portée de main, c'est comme ça que je m'explique que les leçons de vocabulaire à l'école ne m'aient pas profondément marqué. 
On y apprenait certainement des mots nouveaux. La période intéressante que nous vivons actuellement fait brutalement ressurgir des mots peu utilisés, les met en exergue, leur confère un petit côté « up to date », plus « in », tu ne peux pas faire. Prends par exemple le mot « cluster »,en ce moment, il ne se passe pas une heure sans que tu ne l'entendes, hier encore c'était un inconnu, réservé à quelques initiés (en informatique notamment, et aussi en statistiques), ça désignait (et ça le fait toujours) un groupe d'éléments ayant des caractéristiques communes, pas étonnant donc qu'on s'en serve en épidémiologie. Quand j'ai entendu ce mot surprenant, il est vrai, dans une phrase du langage courant, c'était lors de la recherche du patient zéro dans l'Oise, je l'ai traduit en langage vernaculaire, pour ma compagne, qui parle normalement, comme vous et moi, par « foyer épidémique » qui dit exactement la même chose, et j'ai pensé que l'auteur, avec cet anglicisme, voulait affirmer sa science mais surtout poéter plus haut que son luth. Et puis non, maintenant, c'est moi qui suis ringard avec mon foyer épidémique, désuet, voire obsolète. Depuis, je dis cluster comme tout le monde, je hurle avec les loups, je ne veux pas passer pour un con (mais je ne suis pas plus malin pour autant). 
Paradigme aussi est un vocable très usité aujourd'hui, autrefois méconnu et réservé à des initiés. La première fois que j'y ai été confronté, c'est lors d'une conférence très sérieuse (ça existe) que l'orateur, un chercheur, une grosse tête pensante au demeurant, a tout fait pour rendre obscure (c'est mon drame intime, un complexe inoxydable de supériorité qui me pousse à penser que si je n'ai pas compris, c'est que le conférencier n'est pas clair). Ce devait être en 1975, à Lyon, c'est dire que ça m'a marqué. Par la suite, j'ai revu la question, l'ai approfondie, ça m'a pris du temps, avec le recul, je ne suis pas encore persuadé d'avoir tout compris, mais pour ce que je peux en dire, schématiquement, c'est que changer de paradigme ça veut dire tâcher de voir les choses autrement. Par exemple, un licencié économique, si tu lui conseilles de changer de boulot, de changer de branche, avec une formation le cas échéant, il te fait la gueule, tu lui dis de changer de paradigme, il ne t'embête plus avant un moment. Et si, obstiné, il revient récriminer, tu l'achèves avec de l'épistémologie et de la psycho- sociologie. J'aurais pu prendre l'exemple d'un reconfiné mécontent, ç'aurait encore plus parlant, mais je préfère éviter les sujets qui fâchent, peut-être ça ne t'aurait pas fait rire. D'un autre côté, le licencié économique ça ne le fait pas rire non plus, mais avec le lectorat de retraités auquel je propose ce texte, je prends moins de risques. 
Résilience, on n'entend plus que lui en ce moment, à la sauce Covid 19 pour évoquer notre aptitude à la résistance devant la pandémie, à l'adaptation au confinement, il a fait un petit tour par Beyrouth anéantie pour encourager les libanais à réagir (je l'ai entendu dans la bouche de mon Président). Résilience, c'est réagir pour s'en sortir, plutôt que « faire avec » comme on dit chez nous. C'est un mot d'origine anglo-saxonne, donc c'est forcément mieux, ça fait snob, l'origine étrangère apporte un plus (sauf en ce moment si c'est chinois!). Mais, ne va pas croire que je sois sans cœur, et que je manque d'empathie envers les libanais, cette capacité de rebondissement m'évoque plutôt, et je n'arrive pas à m'ôter cette image de la tête, le trampoline, c'est une association d'idée malheureuse, mais qu'y puis- je ? C'est ça, ou, ce qui n'est pas mieux, les kangourous du bush australien, ou pire encore, les pois sauteurs mexicains. Et si on pense rebond élastique, élastique nous ramène, en boucle, aux masques rares et à leurs élastiques périmés... 
Jauge. Ce n'est pas un mot nouveau, la jauge tout le monde sait ce qu'est une jauge, c'est une tige pleine d'huile avec une poignée jaune que tu essuies avec un chiffon après l'avoir retirée de ton moteur pour vérifier le niveau (c'est un geste maintenant désuet depuis que ton ordinateur de bord t'avertit du manque en plusieurs langues. Auparavant, tu avais un petit témoin rouge qui s'allumait souvent un peu tardivement pour te signaler que tu avais coulé une bielle, au cas où tu ne l'aurais pas entendu, une bielle coulée ça cogne, pas longtemps, mais ça cogne). La jauge, c'est aussi l'indication du niveau d'essence que le douanier scrupuleux examinait à l'aller (vers la Belgique), dont il te donnait quittance avec un papier composté (1⁄4, 1⁄2, 3⁄4, F) et qu'il vérifiait à ton retour pour s'assurer que tu n'avais pas fait le plein illégalement en évitant les taxes nationales (heureuse époque !). Mais ce qui est utilisé aujourd'hui, c'est l'autre acception du mot, la capacité du récipient, au sens le plus large, ça marche pour une salle de spectacle ou un stade, aussi pour un bateau, mais là, on ne compte plus en spectateurs, mais en tonneaux, va-t'en comprendre la philosophie de la chose : pour les stades, il y a des supporters qui font le plein (de bière) avant de rentrer dans l'enceinte, vu que tu ne peux plus y introduire de projectiles. Si, si, il y en a qui le font, de jeter des canettes pleines, parce que des vides, ça ne va pas loin : ce doit être un véritable dilemme pour certains. De ce fait, on pourrait vite arriver, et il faut s'en garder, à une confusion entre jauge du stade et capacité (en tonneaux) du buveur de bière. 
Reconquête républicaine. Je sens que tu vas me critiquer, au prétexte que ce n'est pas un mot. Ce n'est pas un mot, mais c'est une expression au goût du jour tellement significative de notre époque que je peux pas résister à l'envie de l'insérer dans cette leçon de vocabulaire. Si tu la décortiques, tu trouves républicaine, ça fait Liberté Égalité Fraternité, cocarde tricolore, pourquoi pas un peu Marseillaise, et un peu cocorico aussi. Tu ne peux que t'en réjouir. Conquête, tu penses à Bugeaud et sa casquette, ense et aratro, tu penses à Lyautey, à Savorgnan de Brazza, cocorico aussi. Reconquête, tu peux torturer les mots comme tu veux, en définitive ça veut dire que tu as perdu tout ça. Autant pour conquête tu penses Austerlitz, Marengo, Iéna, autant pour reconquête c'est la Bérésina ou Waterloo. Heureusement Cambronne nous console un peu. Au total tu as beau l'édulcorer, employer ton ton le plus sirupeux, quartier à reconquête républicaine, c'est une expression pleine de pudeur (pour la situation actuelle) et d'optimisme (en vue d'un objectif louable dans un avenir lointain) employée pour décrire des endroits du territoire national où tu n'oses plus mettre les pieds même en plein jour, et où nos forces de l'ordre n'essaient même plus d'incursions furtives même musclées , mais, comme les dépeint si bien cette locution, qu'on ne désespère pas de récupérer un jour, comme on l'a fait pour l'Alsace et la Lorraine, c'est dire si on a encore un peu de temps devant nous. 
Pandémie. Tu ne l'oublieras pas facilement celui-là, on t'en rebat les oreilles. Une épidémie, tu sais ce que c'est, c'est quand il y a beaucoup de cas de la maladie. Une pandémie, c'est quand il y en a beaucoup plus. Désolé de ne pas être plus précis, même l'OMS ne s'y retrouve pas, tu ne voudrais quand même pas que je fasse mieux que l'OMS. Vérifie, il y a des définitions multiples à géométrie variable, en fonction du nombre de cas, de la géographie. Tout ce que j'ai retenu, c'est qu'une pandémie, c'est plus grave qu'une épidémie, mais quand tu es malade, pour ce qui te concerne personnellement, c'est exactement la même chose, le pronostic est le même, et le traitement quand il y en a un, c'est le même aussi, donc, il ne faut pas avoir peur plus que de nécessité. Si c'est une pandémie plutôt qu'une épidémie, on est simplement plus nombreux à être atteints (ce qui n'est de toute façon pas une consolation, souvent quand tu es malade, il n'y a que ton nombril qui t'intéresse, c'est une faiblesse humaine bien compréhensible). 
Couvre-feu. Dans les temps médiévaux, c'était un gage de sécurité, avec les maisons en bois, d'éteindre ou de couvrir les feux pour la nuit. C'était une précaution bien acceptée, une recommandation judicieuse respectée et généralisée. La période de l'Occupation lui a apporté une connotation sinistre. Mais le terme est de plus en plus utilisé, il ne fait plus peur, je pense même qu'il va supplanter le « confinement nocturne » que les communicants modernes illuminés et inspirés nous ont concocté, mais qui fait un peu guindé, un peu trop hexagonal, un peu trop sophistiqué. 
En tout cas, je ne regrette pas cette époque riche de mots, sinon nouveaux mais au moins remis au goût du jour, et j'enrichis ma collection de pièces rares, de vrais bijoux, de vocables rarissimes, j'y trouve un bonheur discret à débusquer la maladresse sémantique, à dénoncer parfois la pédanterie, mais aussi la subtilité de la communication de nos gouvernants. 
Et puisqu'il faut bien en terminer avec cette leçon de vocabulaire bien-pensante, je te rappelle la bienséance sinon la pruderie maladroite et ridicule : on ne dit plus aveugle, on dit mal voyant, on ne dit plus sourd, mais mal entendant. Dans le même ordre d'idées, je te propose, comme un pied de nez, une pirouette de saltimbanque, une suggestion de remplacement pour un mot jugé trop crû, trop connoté époque coloniale et esclavage (toujours la communication omniprésente !). Il ne faut plus dire (comme le chantait pourtant Barbara) un aigle noir, il faut dire un oiseau de couleur.

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