Et puis là, une semaine plus tard, d'un seul coup, c'est comme au
casino, fini de jouer, rien ne va plus ! Le variant anglais se propage, pas
vraiment une surprise pourtant, on va resserrer énergiquement les boulons et
mettre tout le monde d'accord, couvre-feu pour tous à 18 heures, pas de
discussions, là où ça n'est pas reparti, ça va le faire incessamment sous peu,
on a évité le confinement du week-end d'un poil, on ne parle plus d'ouvrir
quoi que ce soit, la restauration et la culture ne protestent même plus, les
stations de sports d'hiver en restent sur le cul (la position est adéquate pour
les activités qu'ils proposent, il ne leur reste plus, les pauvres, que la luge et
les promenades en traîneaux à chiens), les écoles restent ouvertes, les
cantines aussi, mais on a bien senti que ce n'est qu'un sursis. La campagne
de tests s'intensifie et va prendre un nouvel essor en milieu scolaire (pas
chez les décrocheurs qui sont déjà partis, et que ça ne va pas inciter à
revenir), on est les champions du monde des tests, et on tient à garder le
titre. Apparemment, les tests ne manquent pas, il y en a à profusion.
La campagne de vaccinations a démarré sérieusement, je le croyais
vraiment. Un démarrage foudroyant, en fanfare, avec tambours et
trompettes : vous allez voir ce que vous allez voir, on n'a pas vu grand'chose
en réalité. Les petits vieux impétueux impatients qui ont appelé le numéro
vert qui va bien ou qui ont tenté de se brancher sur le site de prise de rendez-
vous en ont été pour leurs frais. Standard bloqué, site saturé, on n'a pas dû
prévoir assez grand ; du coup, le démarrage du 14 est reporté au 18, mais
quatre jours de retard, ce n'est pas grave du tout, on nous a expliqué que
c'était un marathon, pas un sprint, bientôt on va nous dire que c'est une valse
lente, pas un rock endiablé, et perdre quelques jours de plus n'est pas un vrai
problème. Il y a même des endroits où tu as pu prendre date, mais on t'a
rappelé depuis pour annuler parce que tout n'était pas au point, ou parce que
les vaccins n'étaient pas arrivés.
Apparemment, le dispositif savamment élaboré présente quelques
défauts. Il ne fallait pourtant pas être grand clerc pour se rendre compte que
l'engouement des premières heures ferait sauter les standards. Il y a des
gens qui considèrent comme un triomphe le fait de réussir à bloquer un
centrale d'appels téléphonique ou à mettre à genoux un centre informatique.
Ils confondent avec le Téléthon, ou l'élection de Miss France, ils se prennent
pour des animateurs radio ou TV, faire sauter les plombs équivaut pour eux à
un réel succès d'audience, l'Audimat au plafond, c'est le bonheur, la preuve
de leur compétence. En attendant, le petit vieux trépignant d'impatience à qui
le robot conseille de renouveler son appel avant de raccrocher la trouve un
peu saumâtre, il s'affole aussi sur sa souris réticente qui ne veut plus lui
obéir, bloquée qu'elle est dans le calendrier du site saturé de rendez vous en
ligne qui ne veut plus lui proposer de cases, il va même parfois jusqu'à
proférer quelques obscénités qui soulagent un peu mais ne consolent pas.
Peut-être aurait-on pu anticiper et prévoir d'éviter cette affluence, de canaliser
les appels au prix de quelques critères bien choisis, mais je n'ai pas de
conseil à donner, je n'y connais rien en organisation logistique (encore moins
si elle est américaine).
Les vaccins sont là. Enfin, je dis ils sont là, mais je ne sais pas où. En
tout cas il y a des élus locaux qui en redemandent, ils ont organisé des
vaccinodromes qui, à leurs dires, seraient capables de « traiter » un nombre
important de sujets par jour, ils montrent des barnums aménagés, des salles
de sport vides, il ne leur manque que les vaccins, la distribution en a pourtant
été répartie équitablement sur le territoire, en tout cas cette équité n'a pas plu
à tous (ou alors elle n'a pas été bien comprise). Ils veulent plus de vaccins
que leur quota, ils suggèrent à voix basse que les stocks ne seraient pas ce
qu'ils devraient être. C'est tout juste s'ils n'insinuent pas qu'on est en train de
nous refaire le coup des masques inutiles parce que manquants (moi, je ne
suis pas spécialement naïf, mais si on m'explique que le vaccin n'est plus
nécessaire, je me méfie aussi sec, je ne vais pas me faire couillonner deux
fois de suite ! Remarque, le masque soit disant inutile est devenu obligatoire,
le vaccin risque de prendre le même chemin : gardez bien votre certificat de
vaccination quand vous l'aurez !).
La-dessus, tombe l'information apparemment sérieuse que l'usine belge
qui nous fournit le précieux produit va prendre quatre semaines de retard
dans ses livraisons, quatre semaines pour modifier à la hausse ses capacités
de production. Moi je ne comprend pas tout, commencer par freiner pour
aboutir à une accélération, ça dépasse mon entendement, ça me déconcerte
un peu, mais je n'ai pas assez de notions de productique pour intégrer
convenablement le concept. Pas grave, le retard annoncé est passé
brutalement de quatre grandes semaines à une toute petite (probablement
une erreur de retenue dans une addition, qu'ils vérifient leurs calculs, si ça se
trouve, il y a peut-être encore des erreurs, ils vont s'apercevoir qu'ils
produisent trop vite, ils vont pouvoir ralentir les cadences !).
On a vu naguère un reportage sur une usine en Eure et Loir (cocorico)
qui s'apprêtait à produire le vaccin, on n'entend plus parler de rien, peut-être
qu'elle est aussi en pleine phase de freinage pour accélération, comme
l'usine belge, peut-être que c'est du vaccin pour les chinois, va savoir ?).
Incidemment, j'ai pu contacter des volontaires qui ont réussi à
décrocher des dates, j'attends de voir ce qu'il en est vraiment, j'espère
vraiment que ces rendez-vous seront honorés, pour l'instant je suis encore
sceptique. On nous informe trop précisément des quantités de doses
présentes ou à venir, on nous énumère trop les chiffres de sujets vaccinés,
les prévisions énoncées ne collent pas vraiment, leurs incohérences me
troublent. Je ne demande qu'à croire, mais une une petite certitude de temps
en temps me rassérénerait.
Et puis voilà que le Premier Ministre en personne passe par surprise à
la télé dans une émission genre people, avec son masque et sans lunettes,
mais exceptionnellement (la surprise peut-être, ou l'émotion d'être pris pour
une vedette ?) sans se badigeonner les mains au gel hydroalcoolique comme
il le fait systématiquement pour son show hebdomadaire, pour nous
réexpliquer que tout va bien, qu'il n'y a de rendez-vous que quand il y a
vaccin, « c'est calculé pour » disait Fernand (et c'est pour ça qu'il n'y a pas
plus de rendez-vous, et que ça sature un peu), pas d'inquiétude donc, les
doses sont là, les vieux fragiles des EHPAD sont et restent la cible prioritaire,
les vieux pas trop fragiles doivent être un peu patients, ou alors se faire
certifier fragiles par leur médecin traitant (rendez-vous par Doctolib quand ça
ne sature pas), tout est géré de mains de maître (justement celles qu'il n'a
pas enduites de gel cette fois-ci), tout baigne, on évite de parler des stocks
de vaccins qu'on a, qu'on aurait, qu'on aura, qu'on attend, qu'on attendra,
qu'on espère, en plus un nouveau vaccin va sortir (plutôt aura le droit de
sortir), qui sera plus ceci, moins cela, enfin il arrive c'est une bénédiction, on
n'en attendait pas tant, en tout cas pas si tôt, bref, en traduit en langage clair,
ça s'appelle noyer le poisson.
Mais pas d'inquiétude, en responsabilité on vous le dit, tout sera fait
pour la fin du mois, ça va s'accélérer fortement, ou alors pour fin février, ou
alors pour le printemps, peut-être bien pour l'été. De toute façon rien ne
presse, le vaccin ne protège que des formes graves de la Covid, et elles ne
sont graves que chez les vieux, qu'il faut vacciner en priorité, on va réfléchir
et discuter si c'est bien utile de vacciner les jeunes qui ne font souvent que
des formes inapparentes (c'est vrai, si tu réfléchis bien, est-ce que c'est bien
raisonnable de vacciner des gens pour une affection qui serait sans
complications et à peine apparente ? Tout ce tralala pour pas grand'chose en
définitive. Tu vois, on y arrive doucement en définitive, on va nous expliquer
que le vaccin n'est plus urgent ni même utile. Alors, ne m'agace pas, s'il te
plaît, avec tes questions sur les stocks de vaccins équitablement répartis !
Là, tu comprends mieux pourquoi mon optimisme de la semaine
dernière a fait place à un pessimisme mesuré teinté de circonspection, et
aussi d'un peu de suspicion (mais j'ose à peine le dire, je risquerais de
passer pour un complotiste). Mon humeur a changé, mon avis sur la question
aussi, je suis beaucoup plus critique aujourd'hui, au risque de passer pour
une girouette. Mais comme disait Edgar Faure, à qui l'on reprochait d'avoir
changé souvent d'avis, et donc d'être une girouette, « ce n'est pas la
girouette qui tourne, c'est le vent. »
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