11 janvier 2021

Chronique de Charles : Polyeucte.

Quand j'étais lycéen ou collégien, je ne sais plus préciser des choses aussi élémentaires dans leur chronologie, non pas que la mémoire me fasse défaut (quoique parfois je me demande), mais parce que les structures éducatives ont changé subrepticement : d'un seul coup d'un seul, à l'époque, je suis passé du statut de collégien au statut de lycéen sans souffler aucune bougie d'anniversaire, sans bouger une patte ni même changer de salle de classe. Je me souviens seulement que le proviseur en personne est venu interrompre un cours pour en faire l'annonce, mon collège était devenu lycée, je devais être alors en cinquième ou en quatrième, apparemment pour cette émanation de l'autorité crainte et respectée c'était une bonne nouvelle, il était tout sourire ce qui ne lui arrivait pas souvent (austérité due à une déformation professionnelle sans doute). Maintenant c'est plus clair, si j'ai un peu compris (là, j'ai encore beaucoup de doutes), de la sixième à la troisième c'est collège et département, puis après le BEPC (désormais brevet des collèges) de la seconde à la terminale c'est lycée et région. 
Quand j'étais lycéen ou collégien, écrivais-je, j'ai dû, et ça ne m'amusait guère, disserter longuement sur les différences entre la tragédie de Racine avec ses personnages plus humains et celle de Corneille aux héros austères et un peu psycho-rigides, le programme scolaire n'évoquait pas beaucoup la tragédie grecque, mais insistait sur les règles du genre exagérément codifié : unité de temps, de lieu, d'action. Tout cela écrit en alexandrins rimés, plus rébarbatif tu meurs. Ce n'est qu'un peu plus tard, avec une maturité toute relative, que j'ai apprécié la beauté des textes, sans toutefois en devenir amateur enthousiaste. C'est également un peu plus tard que la relecture m'a appris que ces auteurs prisonniers contraints du genre n'en étaient pas moins des hommes susceptibles d'espièglerie (le cas n'est pas rare, Michel Ange a commis des facéties du même ordre sur les voûtes de la Sixtine). Par exemple, on regardera d'un œil différent et bienveillant Corneille quand on saura qu'il a écrit Polyeucte (tragédie religieuse fort dramatique au demeurant, qui ne prête pas du tout à rire, je te résume, l'histoire compliquée d'un martyr chrétien persécuté qui dit adieu à sa femme avant son exécution), et qu'il en a profité pour y glisser en douce dans la bouche de Polyeucte parlant à son ami Néarque (Acte 1, scène 1) un kakemphaton devenu célèbre (un calembour si tu préfères, mais j'aime bien kakemphaton que je ne connaissais pas, ça me permet de t'en boucher un coin en employant des mots compliqués, de rouler des mécaniques comme on dit, à peu de frais, tu peux le noter dans un coin de ta mémoire et le réciter à l'occasion d'un dîner en ville, ça sera toujours mieux que les blagues éculées du Vermot que tu ressors à l'occasion) : 
 « Vous me connaissez mal : la même ardeur me brûle Et le désir s'accroît quand l'effet se recule » qui peut être entendu phonétiquement comme : 
 « Et le désir s'accroît quand les fesses reculent », ce qui tu m'avoueras, gardant le même sens, est surprenant d'authenticité, un peu égrillard certes, mais beaucoup plus souriant. 
Ce constat, drôlement énoncé tout compte fait, caché adroitement dans une tragédie cornélienne, retrouve une vérité fondamentale, à savoir que ce qui fait envie, presque à portée de main devient encore plus désirable si l'accessibilité en diminue. Les pêcheurs, les chasseurs, les traqueurs le savent bien, qui agitent des appâts sous le nez du gibier, en éloignement lent, de façon à déclencher l'attaque. Le brochet, la perche ne résistent pas au mouvement en retrait de la cuiller promenée adroitement devant leur gueule. Le chaton joueur non plus devant le bouchon au bout de sa ficelle, que tu manies en fuite par saccades devant lui. Les commerçants qui pratiquent les soldes usent aussi du même stratagème « dépêchez-vous, demain il n'y en aura plus ! » pour déclencher l'achat compulsif et le dégainage de ta carte bleue consécutif. Le mécanisme est le même dans tous les cas, il ressort de ce qu'il y a de plus animal en nous. 
Pour la campagne vaccinale qui démarre, c'est la même chose. Les sondages d'opinions (ces sondages qui pensent pour nous, qui font notre opinion à notre place, mais dont les résultats dépendent surtout de la façon dont les questions sont posées) nous répartissent en un éventail qui va de réfractaire, voire carrément hostile, à quémandeur empressé, partisan chaud bouillant, en passant par toute la gamme de timoré velléitaire à tiède dubitatif, sans oublier les indifférents et sceptiques, les « on ne m'a pas bien expliqué », les « on nous cache des choses », les « vous êtes sûr que ça ne rend pas malade ? », les « je le ferai quand je verrai que ça marche », les « c'est trop beau pour être vrai », les « passez devant, je vais encore réfléchir ». 
Pour les vaccins, nos gouvernants, déjà pas trop dégourdis sur les masques et les tests, mais assez pour qu'on ne les soupçonne qu'à peine de machiavélisme, ne s'y sont pas trompés : ils ont élaboré une stratégie retorse qui force l'admiration, un modus operandi (une façon de faire si tu préfères, mais c'est du latin que je glisse là histoire de montrer que j'ai fait mes humanités, tu peux le faire aussi si tu veux briller en société, tu peux tout aller piocher dans les pages roses du Larousse, mais non, ce n'est pas ce que tu penses, ce n'est pas coquin le moins du monde, il y a des pages roses qui sont sérieuses dans le Larousse, tu n'es pas obligé de les lire en cachette) qui démontre leur habileté : Au prix d'une priorisation de la distribution somme toute logique et préconisée par des sommités médicales et pleines de sagesse (l'un n'empêche pas l'autre), et moyennant la mise en place d'une procédure rationnelle excessivement précautionneuse et lente à souhait en définitive (ils ont même prévu un délai de rétractation de quatre jours pour le consentement éclairé, c'est te dire qu'ils font gaffe et tiennent bien grand ouvert le parapluie), voilà que les vaccins tant attendus semblent devoir se faire attendre encore un peu, juste de quoi renforcer l'envie qu'on pouvait en avoir. Le salut sanitaire qui semblait si proche ne se projette qu'à peine un peu plus loin dans l'avenir, mais c'est juste assez pour stimuler encore notre désir. 
Quelle adresse de la part de nos dirigeants malicieux et judicieux ! Quel succès de participation sont ils en train d'obtenir de cette manière ! Même ceux qui les demandaient alors timidement les réclament désormais à grands cris, en hurlant au scandale devant tant de tergiversations. Ces vaccins qui n'existaient pas hier encore, ils sont aujourd'hui disponibles à profusion, répartis équitablement dans toute l'Europe, ils sont accessibles à tous rapidement, sauf que de priorisations abusivement sectorisées en précautions superfétatoires et malvenues voire inconvenantes, ils ne seront disponibles qu'au compte-goutte, à doses filées, comme rationnés. 
Tout a été fait pour reculer autant que faire se peut l'échéance, et la rendre plus désirable encore, pour attiser l'envie qui pouvait à première vue paraître défaillante et peut-être timide. On n'en peut plus d'attendre, on va craquer c'est sûr, à l'acmé du désir, l'envie est insupportable, elle provoque une tension douloureuse, paroxystique, qui pourrait aller jusqu'à la rupture. Bientôt, à bout de nerfs, des foules surexcitées risquent de se jeter sur les congélateurs de stockage, que les forces de l'ordre auront du mal à défendre, elles ont déjà bien eu du mal à empêcher les rassemblements festifs clandestins bretons, tu ne voudrais tout de même pas qu'elles balancent des grenades lacrymogènes et des flash-balls sur des volontaires de la vaccination à l'empressement excessif. Ce serait un comble de devoir verbaliser des gens au prétexte qu'ils veulent se faire vacciner. Les préfets ne vont plus savoir ou donner de la tête dans les ordres contradictoires aux forces de sécurité (une fois tu avances, une fois tu recules, comment veux-tu qu'on te bouscule ?), les parquets et les procureurs vont se mélanger les pinceaux juridiques dans la dénomination des motifs d'instruction préalable, dans la qualification des délits et contraventions relevés (histoire encore d'aller un peu moins vite, il y a des pays où la justice est expéditive, on ne les envie pas, on se prendrait toutefois à rêver que parfois la nôtre soit moins placide). 
Pour plus de sécurité encore si c'était possible, et respecter notre vie privée et nos droits fondamentaux, on a même demandé son avis à la CNIL (qui n'a rien compris, elle l'a donné rapidement, on pensait qu'elle aurait aidé à faire traîner un peu) pour constituer un fichier des vaccinés, rien que ça, ça permet de lambiner, d'atermoyer encore un peu, tu te rends compte, un gros fichier comme ça le temps que ça peut prendre (je n'ai toujours pas compris, on n'a pas le droit de faire un fichier de non-vaccinés, mais un fichier de vaccinés tu peux, il faudra m'expliquer cette subtilité, je n'ai pas fait mes études chez les jésuites : quand tu as l'un, grosso modo, tu as l'autre en négatif). 
C'en est devenu admirable de lenteur, au point que mon Président s'est énervé. Déjà dans ses vœux à la Nation, on a bien vu qu'il n'était pas content content, c'était feutré, comme on dit dans le langage diplomatique, mais avec les agréments-congélos -80°C, il s'est lâché un peu plus hard. C'est vrai qu'il ne faudrait pas trop en faire, le mieux est l'ennemi du bien, dit-on, à force de retards et de retenues, risquent de se propager des rumeurs de carence, de pénurie. Il y a des gens méfiants, soupçonneux, pour commencer à penser que si on ne va pas plus vite, c'est peut-être parce qu'on n'en a pas les moyens (on n'aurait pas les vaccins qu'on dit avoir, un peu comme pour les masques, si tu vois ce que je veux dire).
 Mais je ne peux pas y croire, le machiavélisme à ce point-là, c'est trop fort pour moi, je ne suis pas au niveau pour jouer dans cette catégorie, j'attends sagement mon tour, ça ne va pas prendre plus de quelques années pour que je sois admis en EHPAD, et que je finisse enfin par être vacciné prioritairement, avec mon consentement plus ou moins éclairé !

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