24 mai 2021

La Chronique de Charles : Le monde à l'envers.

En cette période où tout est apparemment différent (on voudrait nous le faire croire), mais où tout ressemble furieusement au monde d'avant, dans une continuité imperturbable qui devrait être rassurante, je me sens interpellé dans ma perception des réalités, je ne réalise plus bien, je ne me sens plus en phase avec le monde concret, en bref et pour employer une expression de djeuns, je ne sais plus où j'habite, j'ai l'impression comme on dit vulgairement de marcher à côté de mes pompes, ou plus précisément que c'est le monde qui est en train de marcher à côté des siennes. Je ne vais pas te la rejouer Lewis Carroll avec Alice au pays des merveilles et le coup de l'autre face du miroir, mais quand même, la situation actuelle évoque à l'évidence un onirisme échevelé qui confine à l'absurde, on se sent comme en apesanteur, on n'arrive plus à déterminer où est la verticale, on n'a plus de vrais repères, on se pince vainement pour vérifier qu'on ne rêve pas, ce n'est peut-être pas franchement un cauchemar, mais on est proche du malaise, vivement le petit matin qu'on se réveille, le sentiment de gueule de bois (excuse-moi, j'ai suffisamment de bouteille (façon de parler, forcément, par association d'idées, à cause de la gueule de bois) pour avoir le droit de m'expliquer sur ce sujet de la gueule de bois, je te parle d'expérience, d'une expérience personnelle riche et intense, la preuve, si d'aucuns peuvent se vanter par exemple de soirées arrosées à la fin desquelles ils se sont endormis pompettes, histoire de cuver un peu, je peux exciper [sans même penser m'en vanter, je n'en suis pas plus fier que ça !] de réveils embrumés alors que j'étais encore dans les vignes du Seigneur, et ça, dans la gradation sommaire des turpitudes éthyliques, tu voudras bien me l'accorder, c'est quand même le cran au dessus : se réveiller saoul, avec la diplopie, et les syndromes vestibulaire et cérébelleux, mais surtout sans l'euphorie et la bonne humeur que provoque une ivresse bien conduite) est la meilleure comparaison qui me vienne à l'esprit pour décrire cette impression cotonneuse, cette pseudo- déformation du réel pour la faire coller à l'image qu'on pense en avoir. 
Je m'explique : j'ai connu et vécu mai 1968, je ne l'ai pas fait exprès, ce n'était pas de mon fait, j'étais là un peu comme par hasard (celui de la naissance en fait), j'étais étudiant, j'ai participé, raisonnablement, posément mais activement (façon de dire, il y avait grève) à ces événements marquants, j'ai refait le monde, j'ai apporté ma contribution aux assemblées générales étudiantes enfièvrées et sans fin, j'ai voté à répétition et en rafales (j'ai même voté pour décider si on allait voter !), nuit et jour, bel exemple de démocratie participative effrénée. Attention, ne va pas imaginer que j'étais sur des barricades, à Lille, il n'y en a pas eu, je n'ai pas lancé de pavés sur les CRS, pour provoquer l'autorité, je n'ai pas crié en cadence « CRS - SS !» (on m'a raconté qu'une compagnie de ces représentants de l'ordre, pour rétorquer avait scandé « Étudiants - diants - diants !» dans la même tonalité, mais je ne peux absolument pas garantir la véracité de l'anecdote, c'est juste du « ouï-dire »), je n'ai pas non plus eu l'occasion de pleurer dans les fumées de gaz lacrymogènes, je ne dis pas que ça m'a manqué, non, mais j'ai au moins compris qu'il y avait d'un côté des manifestants avec des revendications et de l'autre des forces de l'ordre pour empêcher que ça tourne mal, les choses étaient simples et claires, comme dans les westerns de ma jeunesse, d'un côté les indiens, de l'autre les cowboys (quand on y réfléchit bien, c'était quand même un peu trop simpliste). La vie se charge vite de te faire comprendre que tout n'est pas aussi simple, jouer au gendarme et au voleur est devenu un peu à la fois un exercice ambigu pour esprits retors. C'était simple, c'est devenu surréaliste. Regarde bien ce qui se passe aujourd'hui, c'est le vraiment le monde à l'envers : les manifestants, c'est la police, qui fait le service d'ordre ? Et comment veux-tu y comprendre quelquechose ? 
Et pour compliquer un peu plus, alors qu'ils revendiquent et protestent auprès de leur ministre de tutelle, ce dernier, par une habile manœuvre à contrepied, originale autant qu'inédite, rejoint leurs rangs pour manifester avec eux. Et tu voudrais que moi, je comprenne ? Je ne sais pas si c'est voulu, si c'est prémédité, si c'est volontairement absurde, je n'arrive pas à me représenter la facette machiavélique du procédé, est-ce que c'est une manière de jouer un va-tout, de faire sauter la banque, une espèce de banco désespéré ou froidement calculé ? Pas sûr que le geste ait été compris, en tout cas pas par moi, je le jure, et je suis persuadé de ne pas être le seul. Je parle du ministre, mais on pourrait en dire autant des personnalités politiques qui se sont jointes à cette manifestation caractéristique de ce monde à l'envers, qui amalgame confusément moment de recueillement en mémoire d'un collègue froidement abattu (solidarité tout à fait louable dans le contexte actuel, auquel on peut sans nul doute s'associer sans réserve), revendications syndicales plus ou moins catégorielles (peut-être légitimes sinon parfaitement compréhensibles), mais aussi, et c'est pour le moins maladroit et criticable, velléïtés d'inflexions de la politique pénale (qu'on peut aussi comprendre mais sans obligatoirement y souscrire). La police qui se mêle de justice, c'est déjà un peu scabreux, ça dérape un peu, on n'est pas loin du hors-jeu (mais je suis probablement fort (trop ?) sourcilleux sur le sujet). 
Et là dessus, les militaires veulent s'en mêler aussi, des généraux en retraite il est vrai, qui ne commandent plus rien en définitive : ils parlent de faire la police aussi, de rétablir l'ordre si besoin était. Remarque, les gendarmes ce sont des militaires qui font aussi la police, et du maintien de l'ordre, mais ils le faisaient déjà avant. Rien n'est simple. Et la police qui réclame plus de justice ne se rend peut-être pas franchement compte qu'elle met le doigt dans un engrenage pernicieux. Police et Justice sont les fondements même de notre société, tu comprends que leur malaise, leur mal- être soit aussi un peu le mien. C'est le monde à l'envers, je te dis. 
Cette impression fuligineuse et opalescente, cette impression pénible de devoir se tenir debout à grand'peine sur une surface mouvante et caoutchouteuse, dans un nonsens permanent, je la retrouve avec la réouverture partielle et sous conditions des restaurants et des cinémas. C'est incontestablement une levée d'interdiction bienvenue, c'est l'ébauche d'un espoir de retour à la vie normale, c'est aussi, en toute bonne logique, un signe indirect d'une amélioration sanitaire. On en est très heureux, tous, mais quand même pas de quoi pavoiser, si on se fiait à ce qu'on voit parfois sur nos chaînes d'infos, on se croirait au 14 juillet, si on les écoutait, on comparerait ça à la liesse du défilé de la libération de Paris sur les Champs en 44. Tout ça pour quelques tables ouvertes en terrasse (pour ceux sur lesquels il n'a pas plu), et pour quelques toiles (sans popcorn, tu te rends compte de la misère qu'on nous fait vivre aujourd'hui, comment peut-on réussir à apprécier un film sans avoir un seau de popcorn à la main ?). C'est peut-être une question d'âge, l'affect s'émousse, en tout cas, j'ai du mal à m'enthousiasmer pour cette liberté de retrouver des soldes de fringues et de chaussures devenues, au fil des années, quasi-permanentes. Cette gaieté un peu factice, comme surjouée, je peine à la comprendre. Toutes les restrictions qui nous ont été imposées et qui pour quelques unes le sont encore étaient et sont pénibles, mais pas au point de fêter leur abolition comme si c'était Noël (dans un souci d'oecuménisme, tu peux préférer une comparaison avec la fin du ramadan, la joie festive est la même, mais parler d'islam ou même seulement l'évoquer en ce moment, on va éviter). Pas au point non plus de transgresser les couvre-feu. Je veux bien que l'euphorie de cette « libération » provoque quelques débordements, qu'on gagne un petit quart d'heure par ci par là, qu'on grappille à droite à gauche une chaise pour un septième convive, passe encore, mais en profiter pour lancer des invitations pour des repas de réveillon suivis de soirées dansantes me paraît un peu abusif, même avec l'indulgence qu'on peut et doit avoir pour la jeunesse (si tant est que ce soient des jeunes qui soient les seuls responsables de ces excès, il y a des gens plus mûrs qui sont capables de tout aussi). On est passés trop rapidement des ténèbres à la lumière vive, les variants ne nous font plus peur, oubliés les chiffres brésiliens et indiens ! 
Et, pour paraphraser, si on a gagné (pas si sûr encore) une bataille, on n'a certainement pas gagné la guerre : les indicateurs évoluent dans le bon sens, mais rien n'est encore solidement acquis. Le relâchement fort à la mode et très prématuré ne doit pas nous faire oublier que nous dansons sur une corde raide. Les hospitalisations et les réanimations ne crient plus au secours, mais tout juste, les tensions vont certainement s'apaiser peu à peu, mais les retards de soins ne seront comblés que très lentement, et à condition de ne pas voir arriver une nouvelle flambée. On ne cocoricote plus sur le chiffre des vaccinations, on s'inquiète moins des arrivages de doses, mais même si les chiffres croissent régulièrement, seulement un tiers de la population avec une dose, c'est encore largement insuffisant, l'immunité collective n'est pas près d'être aussi efficace que voulue, le génie évolutif de cette pandémie inquiète les plus optimistes, et tu voudrais que je sois heureux de ce monde à l'envers ? Tu comprendras que je sois un peu nostalgique et que je veuille à tout prix retrouver la vie d'avant.

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