Tout ça pour en revenir au compte à rebours qui nous attend.
L'Exécutif, dans sa grande sagesse, a savamment programmé une libération
sous condition en plusieurs étapes, sous réserve que tout se passe bien
partout, ce qui n'est peut-être pas gagné. On a eu droit à tous les
commentaires, les frileux et les timorés qui prédisent qu'on va se casser la
gueule, que la prochaine vague arrivera vite, qu'on n'aurait pas dû, qu'il est
trop tôt, et les intrépides, les matamores qui estiment que ça ne va pas assez
vite, qu'il est beaucoup trop tard, qu'il aurait fallu le faire avant. Concert de
récriminations contre les aides gouvernementales qui étaient souvent jugées
largement insuffisantes (j'ai quand même entendu des gens qui ne se
plaignaient pas trop), amertume de quelques uns devant la difficulté qu'il va y
avoir à rouvrir si ça n'est pas « plein pot » et plaintes car les aides vont
évidemment progressivement cesser. On arrive à comprendre que le
restaurateur qui ne dispose que de 30 places en terrasse ne puisse
raisonnablement pas faire son beurre en tournant au ralenti avec 300 places
intérieures inutilisables, et qu'il se pose des questions concernant la
diminution progressive des allocations d'aide. C'est toute la problématique de
ces aides remise en question : si tu ne travailles pas, tu n'es plus aidé, si tu
travailles à perte, ce n'est pas jouable; ce n'est pas moi qui trancherais un tel
dilemme, et je me garderai de formuler un avis catégorique, les situations
sont tellement disparates, et puis l'Exécutif a promis du « cousu main », tu ne
voudrais pas que je propose de faire mieux que lui.
En tout cas, on sent bien que les gens sont « dans les starting blocks »,
aux ordres du starter, il y en a qui piaffent déjà d'impatience, le 3 mai, ça va
faire comme un grand départ, remarque, il y en a beaucoup qui ne se sont
pas beaucoup gênés, les contrôles étaient pratiquement inexistants, tu
pouvais faire le hors-la-loi sans trop de risque de verbalisation, tu voyais des
reportages télé en direct, où à sept heures et demie, des forces de l'ordre
bon enfant exhortaient mollement des promeneurs nonchalants à rentrer
chez eux, sans aucune velléité apparente de dégainer le carnet à souches.
Brigitte un peu fébrile, à peine, pour sa part, prévoit dès les premiers
moments de liberté autorisée d'aller voir la mer, c'est une idée comme une
autre, je la comprends (à moitié il est vrai, quand je dis que je la comprends,
je me vante, je ne comprends pas tout, elle garde pour moi une grande part
de son mystère, je pense pour simplifier que c'est, pour elle, une façon de
s'ouvrir des horizons lointains, sans limites, 10 km c'était un peu court je te le
concède, on ira, si l'ivresse des grandes distances ne nous perturbe pas trop,
jusqu’à Malo-les-Bains, 90 km en frôlant la Belgique quelle aventure ! en
respectant le couvre-feu que beaucoup oublient déjà, mais qui va se rappeler
à nous pour un petit moment encore, comme le port du masque. On ne
cherchera pas vainement les terrasses, non encore autorisées pour le
moment, on cherchera seulement à trouver un coin propice ne serait-ce que
pour satisfaire des besoins physiologiques essentiels, pourvu que sur la
digue de Malo les chalets de nécessité soient accessibles. Oui, parce que les
horizons lointains et sans limites, on en rêve intensément, c'est joli dans ton
imaginaire, mais quand tu es tenaillé par une envie irrépressible, ça te
dégoûterait de l'air iodé du large et de la mer aussi bien à marée haute qu'à
marée basse.
Les réservations TGV sont pleines, les hôtels et autres séjours se
frottent les mains (avant que tu ne me le fasses remarquer, c'est une image,
les hôtels n'ont pas de mains, les autres séjours non plus, c'est juste une
façon de dire que les hôteliers refont tout doucement le plein de réservations
et retrouvent une bonne humeur qui leur a fait défaut un moment, à ce que je
sache ils n'étaient pas franchement fermés et donc n'ont pas trop eu droit aux
aides, pour eux c'était vraiment une morte saison qui a duré). On est partis
pour un tourisme bleu-blanc-rouge, sans contrainte, sans ombre de la
menace de tests à l'aller et au retour (sauf territorialisation particulière comme
l'île de Beauté qui aime bien toujours être un peu à part, et mieux que les
autres, tant qu'à faire, mais que j'aime bien quand même, je dis ça histoire de
ne pas chatouiller des susceptibilités exacerbées et de ne pas me voir
gratifier de cadeaux détonants et ombrageux genre bouteille de Butagaz et
sac d'ammonitrate).
Les fêtes clandestines et autres rassemblements et regroupements
joyeux n'ont pas attendu pour se remettre en route, la maréchaussée
désabusée n'a pas la mesquinerie de croire qu'avant l'heure ce n'est pas
l'heure, le couvre-feu qui doit bientôt reculer en profite pour prendre des
libertés avec la pendule, tu ne vas pas chipoter pour dix minutes ou une
heure qui vont qui viennent, il y a du relâchement dans l'air, on le sent bien,
moi qui suis un vieux grincheux, je me demande seulement si c'est une
bonne chose, à l'heure actuelle, indubitablement le feu court encore sous la
cendre comme on dit (des images comme celle-là, je peux t'en filer d'autres,
comme de dire qu'on danse sur un volcan par exemple, si tu veux rester
branché pyromane), je crains fort que cela ne nous retombe dessus (mais
c'est normal, je suis vieux, grincheux, et craintif [et un peu con aussi,
j'adoucis mon propos, quand j'écris un peu, c'est par pure modestie]).
Ce relâchement patent que nous ressentons tous, je m'en suis vu
victime hier encore, à mon corps défendant, vraiment sans aucune
préméditation je le jure : je suis habituellement tout à fait respectueux des
règles que la situation nous impose, ou plus précisément que le
gouvernement nous impose au regard de la situation, pourtant je ne suis pas
vraiment du genre fayot, parfois même au contraire un peu frondeur, mais
sans plus, j'essaie d'être un citoyen convenable, je vais régulièrement voter
(même désabusé), je me suis fait vacciner non pas par peur de la maladie,
mais par pure convention sociale, pour participer à l'immunité collective, de la
même façon que je trouve normal de payer des impôts (trop, en y
réfléchissant bien, mais là c'est un autre débat), je respecte les gestes
barrières et porte mon masque même en plein vent (quelque fois le nez
dépasse un peu). Hier, j'ai retrouvé pour de vrai, en présentiel pour employer
un mot au goût du jour, en chair et en os pour le dire à l'ancienne, j'ai
retrouvé dans la vraie vie des amis pas revus depuis avant la pandémie. On
était peu nombreux, la baie vitrée de la véranda est restée ouverte en
permanence, la météo le permettait, on s'est salués d'un signe de tête au lieu
de s'étreindre comme on le faisait avant, dans la vie d'avant, c'est seulement
une habitude à prendre, c'était bon de se retrouver, on avait tellement de
choses à se dire, le téléphone, les mails, Zoom ou Whatsapp, ce n'est pas la
même chose, on a rapidement posé le masque, on a partagé le repas à des
distances impressionnantes les uns des autres, il fallait presque crier pour se
parler (là, j'exagère un peu, mais c'est juste pour dire qu'il y avait vraiment de
la distance), malgré cela l'ambiance y était, on avait surtout envie de
communiquer, on a retrouvé, j'essaie de ne pas être grandiloquent sur ce
coup-là, une espèce de communion, on a partagé longuement un repas (si je
te dis que c'était un couscous, tu va me dire que communier avec un
couscous c'est provocateur par les temps qui courent, n'empêche que c'était
un agréable et grand moment). L'instant était suspendu, un peu magique, le
soleil était de la partie, l'heure d'été qui vient de changer nous a trompés, on
n'a pas vu passer le temps, on n'a pas vu passer les heures, c'est simple, on
a oublié le couvre-feu. Vraiment sans mauvaise intention, on a oublié cette
contrainte qui ne nous gêne pas beaucoup habituellement, à laquelle on s'est
habitués sans trop de difficulté (et pour cause, retraités, affranchis des
contraintes des accompagnements scolaires et des déplacement liés au
travail, on se sent facilement « hors du temps »). Là, on était franchement
délinquants, tu ne cherches même pas à trouver une case sur l'attestation
dérogatoire, tu n'as plus qu'à compter sur la rareté des contrôles, on est
rentrés en espérant éviter la pénalité financière de 2 x 135 euros. Elle aurait
été méritée, elle n'aurait que modérément assombri le souvenir de ce bon
moment. Une bonne étoile nous l'a épargnée (ouf !), mais cet instant
d'égarement nous a permis de mesurer à quel point de relâchement nous en
étions. Apparemment, le trafic routier était loin d'être négligeable, le couvre-
feu n'empêche pas grand monde de circuler (mais je n'ai pas vraiment de
point de comparaison, habituellement je ne sors pas, comme déjà dit, après
le couvre-feu). Il y a incontestablement du relâchement dans l'air, mais tu l'as
compris, à tous ces délinquant supposés, ce n'est pas moi qui vais leur
lancer la première pierre...
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