26 octobre 2020
La Chronique de Charles : Couvre-feu
Mercredi sérieux. Le Président a prévu de parler. Comme d'habitude, dès le début d'après-midi, les informations hypothétiques circulent bon train, d'abord au conditionnel, puis de plus en plus affirmées au fur et à mesure que passent les heures. Avant qu'il ne passe à l'écran, on sait déjà qu'il y aura un couvre-feu (mais peut-être qu'il n'emploiera pas le mot, il n'avait pas dit « confinement » à l'époque), les limites de ce dernier en étaient encore imprécises jusqu'à une heure avant son intervention. Pas de solennité excessive, interview à l'ambiance sympathique, sur le ton bon enfant, on sent bien que ça va être dégoulinant de pédagogie pour débiles légers, et ç'a bien été le cas (définition de pédagogie : science de l'éducation des enfants), et pourtant nos gouvernants se défendent de nous infantiliser, peut-être qu'on ne doit pas espérer beaucoup mieux : on a les gouvernants qu'on mérite, on les a élus.
Couvre-feu. Le mot en soi est sinistre, il évoque pour moi le froid et l'obscurité.
Je crois que c'est lié surtout à des souvenirs d'enfance. Je n'ai pas connu la guerre (j'ai eu cette chance !), je ne la connais qu'au travers de ce que m'en ont raconté mes parents, qui, eux, ont effectivement vécu une jeunesse lourdement obérée par cette période-catastrophe, entre les privations, les restrictions, les angoisses des bombardements et autres joyeusetés. L'observance de cette mesure était, à ce qu'ils m'ont dit, généralement très stricte, ils m'ont rapporté en particulier lors du black-out des tirs de sommation (à balles réelles) sur des sources lumineuses maladroitement occultées et donc restées visibles. Pas la peine d'expliquer qu'alors les gens se calfeutraient scrupuleusement, et ne demandaient pas de dérogations.
C'est dire que la trouvaille (géniale) du terme « confinement nocturne » me le fait apparaître beaucoup moins lugubre, moins stressant (encore une fois, la communication bienvenue : appeler un chat un chat, c'est de la transparence, mais de la transparence brutale. Ça ne coûte rien [pas sûr!] d'enrober, d'enjoliver, d'édulcorer, c'est toujours de la transparence, mais ça passe mieux, si le résultat en définitive est le même). On aurait même pu oser « crépusculaire » au lieu de nocturne, mais là, ça fait un peu fin d'époque, crépusculaire, ça va mieux avec le western qu'avec le confinement, et puis le crépuscule à 5 heures du matin, ça n'est pas très adéquat (mais je le sens bien, tu vas me chercher noise et m'objecter que le crépuscule à 21 heures est encore un peu jeune, il faut tenir compte du décalage heure d'été – heure d'hiver (cette idée géniale qui devait nous faire économiser de l'énergie de façon incommensurable, et qu'on n'a d'ailleurs jamais vraiment pu mesurer sérieusement), et tu n'auras pas tout à fait tort (comme ma femme qui a toujours raison, même quand elle a tort). On peut épiloguer longuement sur la privation des libertés que cela évoque, on n'arrivera pas à me chagriner sur le sujet, même si je sais, et c'est ce qui me désole le plus, que certains sont très durement impactés par cette contrainte, les mesures d'accompagnement, de soutien, d'aide, de compensation n'étant parfois que des pis-allers. Certains, dans d'autres pays, n'ont d'ailleurs même pas cette chance.
Les observations grand public recueillies à la va-vite par « micro- trottoir » à l'énoncé de cette décision débordent largement du cadre des plaintes des secteurs les plus sévèrement touchés. Les restaurateurs, le monde du spectacle, de la culture, de la nuit sont à juste titre en droit de se plaindre. On peut les comprendre, il y va de leur survie, voire de leur existence. Mais j'ai entendu avec surprise des journalistes (et non des moindres !) geindre et évoquer un futur désolant avec ce constat « Mais alors, il n'y aura plus que boulot métro dodo ! » C'est quand même oublier au passage que la très grande majorité de nos concitoyens (comme dit Mon Président) bossent (quand ça leur est possible, et ils considèrent comme une bénédiction de pouvoir le faire), et vivent effectivement sur ce rythme, en ne s'offrant que très occasionnellement un restaurant, une soirée de divertissement ou une petite escapade. J'en sais également beaucoup (énormément, à vrai dire, trop à mon sens) qui n'ont pas souvent le loisir ni d'ailleurs les moyens de lézarder en terrasse, coincés entre les courses, la récupération des gamins à la sortie de l'école ou du club de sport, et que ce confinement nocturne ne va pas, tout compte fait, beaucoup gêner. On en est arrivés à la civilisation des loisirs, soit disant, mais il y en a quand même un paquet qui ont encore un bout de parcours à faire pour y arriver.
Quand on fait le bilan de ce couvre-feu, effectivement, si on y réfléchit bien, cette insupportable et hypocrite atteinte à nos libertés fondamentales (pour employer les grands mots) ne va pas perturber beaucoup le cours de nos vies (insupportable, c'est au nom des grands principes avec lesquels on ne transige pas, soit disant, hypocrite, c'est parce que c'est un moyen détourné, inavoué de rompre les chaînes de contamination, utilisable dans le domaine public, et ayant l'air de ne pas toucher à la sacro-sainte vie privée).
Je n'en dirai pas autant de la suggestion présidentielle, de la recommandation sans aucune valeur légale, soit dit en passant, concernant ce qu'on désigne maintenant comme ma sphère familiale (ma bulle sociale en Belgique, frontalier, je ne me sens pas particulièrement cultivé, mais seulement imbibé de deux cultures). Pas plus de six à la maison, m'a précisé mon Président, évasivement, sans avoir l'air d'y toucher (et pour cause, il n'en a pas le pouvoir, pour l'instant) et encore, il faut faire preuve de bon sens nous a-t-il dit, ça dépend du volume de la sphère (de la bulle en Belgique, c'est toi qui choisis, moi, je ne sais pas distinguer facilement une sphère d'une bulle, il y a vraisemblablement des subtilités qui m'échappent, en tout cas, pour le volume, c'est 4/3 Πr3 depuis Euclide et Archimède qui n'ont pas été contredits depuis, mais tout peut encore arriver dans ce monde fou [ce monde de fous ?]).
C'est un soulagement, jusque six, tu peux recevoir par exemple pour un bridge, une belote, ou (si tu es un peu coquin) une partie carrée (c'est toi qui vois avec quoi et/ou de quoi tu veux jouer, c'est rassurant, on peut encore le faire, même si ça n'a pas été implicitement suggéré par le Président, mais il vaut mieux garder son masque, ça il l'a dit ! Un peu de chandelles et de lumières tamisées, et cette mascarade peut se transformer en partie fine grand siècle pour le même prix). Tu peux plus simplement aussi inviter pour un déjeuner, mais moins aisément pour un dîner, ou alors il ne faudra pas que l'apéritif traîne en longueur, sinon tes hôtes, tu risques de devoir les garder pour la nuit, si tu dépasses 21 h 00 l'heure fatidique (Cendrillon, c'était minuit, et elle était déjà en pantoufles de vair, rappelle-toi, même qu'elle en a perdu une et que le prince a couru après, ça, c'était encore crédible, mais le coup de la citrouille et du carrosse, c'était trop gros, fallait pas me la faire, je n'y ai jamais vraiment cru), et s'ils n'ont pas de pyjamas ni de brosses à dents, ça peut vite dégénérer, ça dépend du degré d'intimité que tu auras laissé s'instaurer.
Depuis, c'est la longue liste des dérogations à ce couvre-feu qui nous autorise à (sou)rire un peu. Pour aller bosser, tu peux, il n'y a pas de limites, c'est dommage, moi, ça m'aurait arrangé qu'il y en ait à l'époque où je bossais (où je faisais semblant). Pour faire pisser ton chien, tu peux aussi (mais il faut quand même être un peu pervers pour aller le faire pisser entre 21 h 00 et 05 h 00, ou alors c'est qu'il est diabétique et prostatique), c'est une excuse valable, le papier de dérogation le prévoit, ou plutôt il va le prévoir quand il sera sorti (aux dernières ce n'était pas encore fait, les rédacteurs ont été surpris, c'est dire le degré de préparation de l'éventualité d'un couvre-feu, pourtant préconisé par le conseil scientifique mi-septembre). Lors du confinement, j'ai vu beaucoup de joggers et de promeneurs de chiens, il y en a eu brusquement et significativement moins à la fin de cette triste période, compte tenu de l'heure, on en verra probablement moins cette fois-ci (je parle pour ceux qui pourront sortir, je ne vais pas me signer une dérogation rien que pour aller vérifier !).
On a parlé des dérogations, maintenant on peut aborder le problème des tolérances... Est-ce que ça va être 21 h 00 chez soi, ou 21 h 00 sortie du restaurant ou du spectacle ? Est-ce qu'il y a un forfait pour le trajet de retour à la maison, ne serait-ce que pour mettre sur un pied d'égalité les parisiens intra-muros et les « parisiens » de grande banlieue. Ça peut se discuter. Est- ce que, par exemple, s'il y a match de football avec des prolongations et des arrêts de jeu (ça arrive) on ne va pas se retrouver hors-limites. Je les imagine (nos dirigeants) en train de racoler des renforts de service d'ordre avec leurs carnets à souche pour dresser des PV à 135 € aux 5000 spectateurs attardés, c'est ça qui ferait une belle recette (et puis ça serait moins périlleux et aléatoire que de les envoyer faire des rondes en périphérie dans des quartiers à « reconquête républicaine », comme on dit pudiquement, pour dire qu'on n'ose plus y mettre les pieds). Dernières précisions sur les tolérances : tu peux traverser une région à couvre-feu, mais à condition que ce soit au départ d'une zone sans couvre-feu, et à destination d'une autre sans couvre-feu non plus. A condition de renseigner le papier qui va bien. Ce n'est pas compliqué, en tout cas pas plus que de se rendre à Berlin-Ouest à partir de l'Allemagne fédérale du temps du rideau de fer. Il n'est pas précisé si pendant tout le trajet on peut descendre de voiture, ne serait-ce que pour satisfaire un besoin naturel (sur l'autoroute soviétique qui menait à Berlin, c'était streng verboten !). En tout cas, moi ça me laisse pantois d'admiration, quand je pense au nombre de réunions préparatoires qu'il a fallu pour statuer (à la majorité) de ce que l'on pouvait faire ou non au cours du couvre-feu...
Personnellement, j'aurais aimé, par le passé, quand j'étais plus jeune, qu'il existe un couvre-feu de 17 h 00 à 19 h 00, ça m'aurait bien arrangé pour mes activités de loisirs, ç'a aurait pu servir d'alibi, mais il n'y avait pas de virus, donc pas de raison d'un couvre-feu. Maintenant que je ne suis plus qu'un pratiquant occasionnel et blasé du 5 à 7 (sic transit...), cette privation nocturne de liberté ne va pas me perturber du tout. Est-ce que je m'assagis ou est-ce un signe de vieillissement ?
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