22 mars 2021

La Chronique de Charles : Bérézina.

Jeudi. Je m'étais promis de ne pas m'intéresser au communiqué gouvernemental cette semaine, à quoi bon ! Déjà la prestation de la semaine passée m'avait déçu, ça ne risquait pas de s'améliorer avec ce qu'on savait aujourd'hui : l'incidence globalement stable de la maladie, mais avec, incompréhensiblement, une augmentation lente et régulière du remplissage des réanimations, surtout en Île de France, les accidents thrombotiques imputés (à tort semble-t-il) au vaccin Astra-Zénéca, et, comme un coup de poing en dessous de la ceinture, sa suspension d'utilisation dans plusieurs pays. Petite note gaie de piccolo dans ce sinistre concert d'hélicons, le vaccin Janssen à dose unique est agréé (une très bonne nouvelle si tu réfléchis bien, déjà, le manque de doses est divisé par deux ! C'est rassurant, de fait, tu n'auras pas non plus besoin de t'inquiéter de la disponibilité de la dose de rappel). 
Mais à la maison, il faut bien l'avouer, ce n'est pas moi qui commande, c'est Brigitte qui choisit impitoyablement les programmes, je peux seulement avec sa permission regarder la télévision par dessus son épaule. Elle a préféré Notre Ministre de la Santé qui a toute son attention, il arrive à peine en retard, il n'a pas, lui non plus, le temps de se laver les mains au gel hydro-alcoolique, il a l'air d'avoir des informations importantes à communiquer, et qui le chagrinent visiblement. Je ne suis pas grand expert en langage corporel, mais je sens bien qu'il n'est pas là par plaisir, avec sa tête de premier de la classe propre sur lui, il me fait penser à un candidat traqueur et hésitant se présentant à un oral de rattrapage avec une note à peine tangente à l'écrit de son examen. On le sent devoir expliquer une situation dont il n'est pas responsable, bref, il est là comme bouc émissaire, comme fusible, il le sait, il nous le fait sentir. 
C'est vrai qu'il n'a pas le beau rôle. Il n'a pas le droit à l'emphase, à l'attitude martiale, genre Churchill « du sang et des larmes » ou de Gaulle « la France a perdu une bataille, pas la guerre », il ne peut qu'attendre, en faisant bonne figure et sans se plaindre, les sales coups que la pandémie et sa hiérarchie lui réservent. D'où ce rôle d'ordonnateur de pompes funèbres à l'empathie toute professionnelle affirmant que les grandes douleurs sont muettes mais que dans le même temps, ça ne l'empêche pas de parler et de dire lugubrement que la situation est TENDUE et INQUIÉTANTE, rien que ça (je l'ai mis en majuscules, pour souligner que lui aussi l'a fait). Pour l'ambiance on a fait mieux, tu sens qu'on ne va pas faire péter les bouchons, dérouler les serpentins et lancer la fanfare tout de suite. 
La situation est tendue et stable, ça me soulage un peu. C'est déjà suffisamment catastrophique comme ça, si en plus ça se cassait la gueule... Stable au regard des courbes, ce n'est pas exponentiel (ouf !), mais il faut regarder les choses en face, deux dures réalités sautent aux yeux : d'une part la situation est très hétérogène, on va réapprendre à régionaliser, Mayotte La Réunion, c'est juste pour en parler, PACA et les Hauts de France c'est un problème, 23 départements surveillés c'en est un autre, l'Île de France, là on est dans le dur, mais ce n'est pas pareil qu'ailleurs, ne me demande pas pourquoi, déprogrammation et transferts à l'ordre du jour. La pression augmente, et ce n'est pas fini, on n'est pas au pic, on ne sait même pas quand il sera là (en même temps, quand tu attends un pic sur une courbe d'évolution en fonction du temps, tu ne peux le déterminer qu'après, quand c’est un peu redescendu). D'autre part, l'impact des variants plus contagieux ne s'est pas encore fait franchement sentir. Il y a des pays qui reconfinent (juste pour dire que ça nous pend au nez aussi). Le malheur des autres, ça ne console pas franchement. 
Tout ce qu'on peut préconiser, ne pas baisser la garde, tester, isoler, vacciner tout ce qui bouge avec tout ce qu'on a, partout et surtout dans les trois régions en surchauffe (la bonne nouvelle, c'est que les stocks de vaccins ont diminué (ça signifie qu'on les a distribués), en conséquence la mauvaise, c'est qu'il n'y en a plus, et qu'on n'est pas près d'en obtenir de nouveaux au rythme ralenti où on nous les fournit). Il nous a rassurés sur les accidents vaccinaux thrombotiques signalés et sur les suspensions trop précautionneuses d'utilisation de l'Astra-Zénéca dans certains pays. En même temps, il t'explique incidemment, subrepticement, qu'il y aura des retards de livraison dans les trois ou quatre semaines à venir. Tu ne m'enlèveras pas de l'idée que cette affaire est un peu plus compliquée que ce qu'on m'explique. Je ne suis pas franchement paranoïaque (quoique...), la théorie du complot, ce n'est pas ma tasse de thé, je ne suis pas du genre « on ne nous dit pas tout » mais quand on s'évertue à m'exposer trop clairement des choses simples, en articulant lentement à la manière des instituteurs, histoire que je n'en perde pas une syllabe, j'ai tendance à penser qu'on cherche à noyer le poisson, qu'on est en train d'essayer (comme aurait dit San-Antonio) de me faire prendre l'Helvétie pour le canton de Berne. 
Et, comme à contre-pied, il finit joyeusement, presque badin, en nous rappelant que ça fait un an que ça dure, qu'il va falloir tenir, et que nous y arriverons. Ce qu'il ne dit pas franchement, c'est qu'il a, apparemment, en plus de ses fonctions à la Santé repris en douce et concomitamment la casquette de Ministre des Transports (peut-être que ça peut compter pour sa retraite ? Le cumul de fonction est pourtant de plus en plus mal vu par les temps qui courent) : il a organisé un ballet d'hélicoptères pour des transferts de réanimation vers des services « moins en tension » et frété quatre TGV dans le même but. On est loin des quelques cas de déplacements évoqués dans l'intervention. Et le Premier Ministre qui nous invitait la semaine passée à ne pas nous déplacer pour ne pas propager les contaminations, qu'est-ce qu'il en pense de ces voyages accompagnés organisés hors du département ? 
Cette intervention sobre et courte, démoralisante au possible augurait de jours sombres, on n'était pas au bout de nos peines, on n'était pas au début du commencement d'en voir la fin. C'est vrai, on se demande quand ça va s'arrêter, se désister en province des « réanimés »parisiens en excès ne sera possible qu'un temps, cela ne pourra pas durer, je présage et appréhende des situations pour le moins compliquées à l'hôpital dans les jours qui viennent. Bref, c'est une catastrophe, comme on dit, c'est la Bérézina...
Quelques jours à peine, tu apprends incidemment et par surprise, à l'occasion d'un discours pas prévu pour ça, que Notre Président suspend sans prévenir, sans sommation le vaccin que les pharmaciens commençaient à peine à injecter. Il y a même des flacons entamés qu'il a fallu laisser perdre (comme si on en avait trop). Ça a bien un peu renâclé dans les rangs, mais on sent les médecins un peu désabusés. Ils sont inondés quotidiennement de directives très urgentes de la Direction Générale de la Santé, mais pour les prévenir d'arrêter de vacciner, heureusement qu'il y avait BFMTV et RTL, on manque de doses, mais aussi de savoir vivre semble-t-il, peut-être aussi un peu de méthode (ou alors, c'est la chaîne de commandement qui s'est grippée et a déraillé ?). Tout ça pour ne pas rester trop isolé dans le concert vaccinal européen. L'agence européenne du médicament doit se reprononcer (elle l'avait pourtant fait avant, mais une confirmation ne fait jamais de mal). Comment veux-tu que les gens qui ont des doutes sur le vaccin ne soient pas renforcés dans leur conviction et leurs hésitations ? C'est une catastrophe. Toujours la Bérézina.
Histoire de me consoler un peu (il faut bien se calmer les angoisses autrement qu'en les noyant dans des flots de boissons fermentées), je me suis penché sur cette épisode marquant de l'épopée napoléonienne, curieusement cette bataille oubliée de la retraite de Russie est une victoire, ambiguë certes, mais une victoire. En tout cas les russes l'ont considérée comme un échec, pour eux ce n'est pas vraiment un succès, ils n'ont pas réussi à anéantir la Grande Armée en l'acculant à la rivière, il y a eu du limogeage dans leur commandement (je n'aurais pas dû employer ce mot, les russes ne connaissent pas franchement Limoges, en tout cas pas ceux que je connais, mais je n'en connais pas beaucoup à vrai dire, et puis l'expression est largement postérieure, elle date de 1914). Et avec le recul, ce passage de la Bérézina est bien considéré comme un succès militaire. Ça m'a un peu réconcilié avec l'Histoire de France de le savoir, et donc remonté un peu le moral. Du coup, je me mets à espérer que la Bérézina d'aujourd'hui ne soit pas une catastrophe.

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